Super Ligue : analyse économique d’un fiasco


économie du sport football
1 octobre 2021

Pour Charles-Antoine Schwerer, directeur des études chez Asterès, les structures de l’économie du football font dysfonctionner le marché. Résultat, l’innovation ne crée pas de valeur et un nouveau championnat peut apparaître au détriment de l’intérêt des supporteurs.

Une analyse rigoureuse de l’économie du football révèle que l’argent n’y apporte rien d’utile. Ce sport se joue à onze contre onze avec quelques remplaçants. La composition de l’équipe étant primordiale dans la réussite, les clubs se battent pour un actif rare : les meilleurs joueurs. Chaque club innove donc pour augmenter ses revenus et acquérir les talents. Le FC Barcelone appose un sponsor sur son maillot, l’Olympique de Marseille renomme son stade Orange Vélodrome, Le Paris Saint-Germain ouvre son capital aux intérêts géopolitiques.

Même logique au niveau des ligues nationales. Il faut s’enrichir pour enrichir les clubs. On délocalise en Arabie saoudite la finale de la coupe d’Espagne, on nomme la première division française «Ligue 1 Uber Eats» et la deuxième «Ligue 2 Domino’s Pizza», on joue à des horaires absurdes pour être vu et vendu à Chengdu, en Chine. Et la dernière en date : les clubs européens les plus riches, et pour partie les plus prestigieux, tentent de créer – sans succès – un nouveau championnat, la Super Ligue.

Inflation salariale

L’argent dégorge et les clubs déploient leurs trésors pour attirer les joueurs. Ils dépensent de plus en plus en salaires, en indemnités de transfert, en commissions d’agents. Mais le revenu des stars n’impacte ni leur éclosion ni leur niveau de jeu. Les clubs européens ont beau s’arracher les artistes du ballon à grands coups de millions, cela n’améliore en rien la qualité générale du football européen. Que Neymar Jr soit au PSG ou à Barcelone, il joue au foot. Qu’il soit payé quelques euros de plus ou non. La Super Ligue avortée n’avait donc pas d’intérêt collectif à court terme : les clubs les plus riches concentrent déjà les meilleurs joueurs, et l’argent collecté accélérera seulement l’inflation salariale chez les puissants.

Sur le papier, un impact positif pourrait poindre à long terme : la nouvelle hausse de revenus attirerait plus de talents en herbe vers le secteur et le spectacle y gagnerait dans dix, vingt, trente ans. Sauf que le football est déjà la filière la plus sélective au monde. Devenir remplaçant dans un club de Ligue 2 est plus difficile que d’entrer à Polytechnique. En France, le ratio entre une génération de jeunes garçons licenciés amateurs et le nombre de joueurs qui deviennent professionnels par an est de 0,099 %. Celui entre le nombre d’enfants scolarisés à chaque génération et de places au concours de l’école d’ingénieur est de 0,113%. Que Messi soit payé un, 20 ou 100 millions d’euros par an, les jeunes qui rêvent de devenir footballeurs tenteront leur chance. Ce n’est pas une nouvelle hausse de salaire de Kylian MBappé qui va envoyer les adolescents de Bondy (Seine-Saint-Denis) en centre de formation.

Supporteur captif

Nous voilà face à un puissant dysfonctionnement de marché, déjà connu par ailleurs. Un club qui ajoute un sponsor, qui augmente le prix d’une place ou d’un maillot, qui part en tournée aux Emirats arabes unis ou qui quitte une compétition mythique pour en créer une fantoche s’enrichit et cannibalise un joueur au voisin. Ce dernier fait de même, et les voilà revenus à égalité. Le gâteau a augmenté au profit des actifs les plus rares – les bons joueurs – pendant que le rapport coût/expérience du supporteur s’est dégradé. En théorie, une entreprise concurrente est censée proposer une offre alternative. Et le supporter mécontent du foot business changer d’équipe. C’est là que le bât blesse : les clients sont parfois attachés à leurs fournisseurs. Le supporteur est captif, il ne soutient pas une autre équipe du jour au lendemain, il n’aime pas une nouvelle compétition en se réveillant le matin. Les solutions proposées par le marché s’éloignent alors largement de sa volonté.

La destruction créatrice n’a que faire des liens invisibles tissés entre les individus et les choses. Il y a quelques années, une entreprise arrêta du jour au lendemain de fabriquer la paire de chaussure favorite de Michel Houellebecq, la Paraboot Marche. Il s’attrista, puis se chaussa d’une autre marque. Après l’annonce de la création de la Super Ligue, le supporteur de football était sur le point de vivre cette expérience radicalement marchande : être privé d’un objet qu’il aime parce que la concurrence doit primer. Conscient qu’il n’y gagnerait rien, il grogna si bien que les businessmen du football firent machine arrière en 48 heures. Désormais, le président du Real Madrid doit se rendre à l’évidence : les ultras qui garnissent les tribunes comprennent mieux l’économie du foot que lui.

Retrouvez l’analyse critique de Charles-Antoine Schwerer dans sa tribune pour Les Échos.

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