Santé : l'assurance maladie peut-elle financer les progrès technologiques ?
L’État-providence structure nos vies d’Européens. Pour la plupart, les habitants de ce continent savent que s’ils sont malades, ils peuvent s’arrêter de travailler pour quelques temps. Les femmes savent qu’après un accouchement, elles peuvent s’occuper quelques mois de leurs enfants. En principe, qui perd son travail ne dort pas dans la rue. En principe aussi on peut, aux alentours de 65 ans, bénéficier de temps libre pour ses passions et sa famille. Les premières formes embryonnaires d’Etat-Providence apparaissent dès le 19ème siècle, comme conséquence de la révolution industrielle. Bismarck institue dans l’Allemagne des années 1880 un système de retraite mais aussi d’assurance santé et d’assurance contre les accidents. La Grande-Bretagne s’inspire de ce modèle au début du 20ème siècle. Elle créé un ministère de la santé en 1919, suivie par la France en 1920. L’assurance-chômage devient obligatoire en Grande-Bretagne en 1911 puis, dans la même décennie, en Italie, en Autriche, en Pologne, en Bulgarie, en Allemagne et en Yougoslavie. Mais, dans aucun de ces pays, on ne peut alors parler d’Etat-Providence à proprement dit. En effet, la couverture des risques est partielle et répond à des problèmes ciblés, comme celui de la natalité. Il ne s’agit pas encore de fournir une couverture sociale à l’ensemble des citoyens.
Ce sera chose faite après la deuxième guerre mondiale. Comme l’a montré l’historien britannique Tony Judt, l’Etat-Providence plonge ses racines intellectuelles dans la confiance placée dans l’interventionnisme public. Dans la quasi-totalité des pays européens, l’État commença alors à fournir lui-même des services sociaux, dans l’éducation et la santé mais aussi dans le logement, les transports publics ou la culture. La sécurité sociale consistait en un système d’assurance publique obligatoire couvrant la maladie, le chômage et la vieillesse. Deux grands modes de financement émergèrent alors: un mode «socialiste», typique de la Grande Bretagne, où les recettes provenaient des impôts et où les soins et les services publiques étaient distribués gratuitement ou presque ; un mode «libéral», typique de la France, où des prestations étaient distribuées aux citoyens qui pouvaient librement les utiliser, en allant dans n’importe quelle pharmacie ou chez n’importe quel médecin. Par-delà des différences qui subsistent même si elles s’estompent, ces deux systèmes ont en commun d’être redistributifs. En effet, les cotisations sont proportionnelles aux revenus alors que, dans un système d’assurance pur, elles sont proportionnelles au risque. Ainsi, les Etats-Providence sont à la fois des systèmes de couverture des risques, mais aussi de redistribution des hauts revenus vers les revenus plus modestes.
Très vite, les Etats-Providence devinrent plus coûteux que ce qui avait été anticipé. Mais surtout, l’environnement économique a beaucoup changé depuis 1945 alors que les Etats-Providence ont assez peu évolué. L’inflation, qui permettait de rembourser les dettes en monnaie dévaluée, a quasiment disparu. L’âge moyen de la population a sensiblement augmenté. Les dépenses de santé accélèrent constamment, moins sous l’effet du vieillissement de la population que de la généralisation des maladies «industrielles» (obésité, diabète, burn out…) et de l’augmentation du coût des traitements et de leur diffusion. Évidemment, la quantité de nouveaux traitements qui arrive sur le marché de la santé est directement liée aux innovations dans le secteur médical. Nous voilà au point central de notre argumentation: l’offre de soins et son système de financement sont au début d’une révolution radicale qui va les obliger à réviser leur modèle, sauf à risquer de disparaître. Cette révolution est liée au cycle des NBIC: Nanotechnologies ; Biotechnologies ; Informatique ; sciences Cognitives. Comme toute nouvelle révolution industrielle, ce cycle diffuse dans le système productif des technologies dites «multi-usages» qui ont des effets dans l’ensemble de l’économie. Or l’un des domaines les plus impactés par les NBIC est celui de la santé grâce à quatre déclinaisons principales: la génétique, la biologie moléculaire, la modélisation et la chirurgie non-invasive.
Ces innovations arrivent dans un contexte de grandes tensions sur le financement de notre système de soins, ce qui complique un problème déjà complexe. Depuis 2003, les dépenses des administrations de Sécurité sociale excèdent celles de l’État. Les dépenses sociales constituent donc le principal poste de dépenses publiques, tout en étant celui qui augmente le plus vite. Les dépenses de santé, en particulier, progressent rapidement dans tous les pays développés, en niveau mais également en proportion du revenu national. En France, elles s’élèvent à quasiment 12 % du PIB. En 2050, elles pourraient avoisiner 20 % du PIB (les États-Unis n’en sont pas loin). La France est l’un des pays développés où la prise en charge de la santé par une mutualisation obligatoire et publique est la plus forte (77 %) ce qui rend d’autant plus nécessaire leur régulation.
Les conséquences de l’innovation sont particulièrement visibles dans le domaine de la cancérologie. L’émergence des thérapies ciblées et de l’immunothérapie annonce un double mouvement extraordinaire en matière d’espérance de vie mais mortifère pour les systèmes de financement des soins:
- une personnalisation des traitements qui limite la réalisation d’économies d’échelle et fait exploser les coûts unitaires des soins ;
- une chronicisation des maladies qui allonge la durée de prise des traitements.
À incidence de cancer constante (ce qui constitue une hypothèse optimiste), l’économie des thérapies ciblées entraîne une explosion des dépenses de santé, car le taux de diffusion s’envole (tous les malades veulent bénéficier d’une thérapie qui allonge leur durée de vie), mais le prix unitaire baisse peu, et sans doute pas suffisamment pour compenser la montée du taux de diffusion.
Ces mutations devraient obliger les systèmes publics (notamment, en France, l’Assurance maladie) à s’adapter pour garantir un accès équitable aux meilleurs soins. Mais force est de constater que, pour l’heure, c’est peu le cas. La «demande sociale» va devoir comprendre que ce qui devient techniquement possible (soigner un spectre de maladies toujours plus large) n’est pas financièrement réalisable (il faut des outils de choix collectifs pour savoir ce que la collectivité finance prioritairement). Ainsi, la solvabilité du système de prise en charge des malades qui inclut la question de l’équité de l’accès aux thérapies ciblées suggèrent trois principaux types d’actions :
- intensifier considérablement l’effort de prévention, ce qui n’a en réalité jamais été fait dans notre pays.
- augmenter la productivité des offreurs de soins en autorisant les pharmaciens à faire quelques prescriptions, en rémunérant les médecins de façon différenciée selon la nature des actes, en faisant monter en charge l’ambulatoire dans les hôpitaux…
- distinguer clairement ce qui relève de la solidarité et donc du monopole de l’assurance-maladie (et qui peut être financé par l’impôt) et ce qui relève de l’assurance pure (par exemple la petite traumatologie sportive ou les maux d’hiver bénins) et doit être pris en charge par les assureurs, les mutuelles, les institutions de prévoyance.
Certes, les Etats-providence, y compris la France, essaient de s’adapter, mais avec quelle lenteur!
Les mini-réformes opérées dans nos systèmes de retraite ou de santé ont empêché pour l’heure une catastrophe immédiate, mais n’ont pas permis la franche adaptation à un nouveau contexte. Seulement, la survie d’une institution comme l’Etat-Providence ne dépend pas exclusivement de sa capacité à se réformer, mais de sa capacité à se réformer suffisamment vite par rapport à ce que l’évolution de son environnement exige. De ce point de vue, et en l’état actuel des choses, la faillite de certains systèmes sociaux est envisageable. Le secteur public laisserait alors dans l’anarchie totalement la place à des systèmes privés. Cette situation serait malheureuse à bien des égards, mais serait la conséquence logique du statu quo.
Auteur : Nicolas Bouzou
Article publié le 3 avril 2014 sur le Figaro.fr (lien)
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