Prix des médicaments : réintroduire de la rationalité dans le débat


médicaments Santé
24 novembre 2016

Machiavel conseillait au Prince de s’appuyer sur les mauvaises passions du peuple, en particulier la peur. Tocqueville prophétisait des débats démocratiques pollués par la jalousie. Schumpeter annonçait la fin du capitalisme qui finirait par plier sous les coups de butoirs des intellectuels d’extrême-gauche, critiques d’un système qui, in fine, est pourtant le seul à pouvoir les faire vivre. Ces trois auteurs nous offrent un cadre rigoureux si on veut réfléchir en profondeur au débat qui émerge sur les prix des médicaments innovants, et notamment des anti-cancéreux (les thérapies ciblées et l’immunothérapie sont particulièrement en ligne de mire). Pour être honnête, le terme de débat est gentil. Il s’agit d’attaques violentes contre les laboratoires pharmaceutiques qui auraient tort de réaliser des profits liés à la fabrication et à la commercialisation de thérapies pour la santé humaine, et tort de rémunérer leurs actionnaires. Les campagnes publicitaires de certaines associations de patients ont été particulièrement vindicatives. Ces campagnes appellent deux niveaux d’analyse : l’un est général, l’autre est spécifique au prix des produits innovants.

Du point de vue général, deux remarques me viennent, dans l’esprit de l’analyse schumpétérienne précitée. Le drame de nos sociétés contemporaines, c’est qu’elles ne savent pas se vendre. Autrement-dit, nous vivons dans un monde qui n’a jamais été aussi prospère, aussi égalitaire (au niveau international), aussi libre et même aussi sûr qu’aujourd’hui (les guerres du 20ème siècles tuaient autrement plus que le terrorisme) mais quasiment personne ne le sait ! A ceux qui en douteraient, les statistiques et les ouvrages de Max Roser ou de Peter Diamandis sont consultables par tous et font référence. Et, si l’on s’intéresse à la santé, il ne fait aucun doute que l’espérance de vie (y compris la part dite « en bonne santé ») n’a jamais été aussi élevée qu’aujourd’hui. Ce miracle ne tombe pas du ciel. Il est le produit de la société ouverte, mondialisée, démocratique et libérale.

Et aujourd’hui, en France, en dépit de notre incapacité (ou plutôt de notre absence de volonté) à résoudre des problèmes contingents comme le chômage ou la dette publique, chaque français, quel que soit sa condition, peut aller, par exemple, se faire soigner dans un centre de lutte contre le cancer dans lequel il bénéficiera quasiment gratuitement des meilleurs soins disponibles dans le monde. Ce n’est donc pas un hasard si 87% des cancers du sein, dans notre pays, sont désormais guéris. C’est le résultat de la coopération entre le marché et l’entreprise capitaliste (des médicaments innovants toujours plus efficaces), l’État-providence (une protection sociale très large) et la passion et le dévouement des personnels soignants (notamment au sein des cliniques et des hôpitaux). Ce système doit être adapté pour demeurer efficace et équitable. En revanche, remettre en cause le capitalisme ou le pouvoir actionnarial constitue une erreur intellectuelle majeure à tel point qu’on pourrait presque parler de faute morale. La deuxième remarque générale concerne le profit. Il existe une situation précise dans laquelle une entreprise peut réaliser un profit abusivement élevé : le monopole. Mais, les laboratoires pharmaceutiques ne sont pas en situation de monopole, c’est même l’inverse. Ils font généralement face à un petit nombre d’acheteurs voire à un acheteur unique (comme l’assurance-maladie). En outre, si l’on veut demain faire bénéficier les patients d’autres Herceptine ou Avastin, il faut beaucoup d’investissement et donc beaucoup d’argent. Cet argent, lui non plus ne tombe pas du ciel, c’est celui des actionnaires qui doivent être correctement rémunérés.

Le second niveau d’analyse est spécifique aux produits innovants. Les singularités de ces médicaments sont largement ignorées dans le débat alors qu’elles sont structurantes. Premièrement, l’activité pharmaceutique est une activité de long terme. Il s’écoule de 20 à 30 ans entre la définition du concept scientifique et la mise sur le marché du médicament et 10 ans entre le lancement du programme de R&D d’un médicament et sa mise sur le marché. Deuxièmement, l’activité pharmaceutique est risquée. La mise sur le marché d’un nouveau médicament est un processus long avec un taux d’attrition élevé : 1 molécule sur 10 000 criblées sera commercialisée, ce qui n’exclut pas ensuite un retrait de marché après une utilisation à grande échelle en conditions réelles. Troisièmement, l’activité pharmaceutique nécessite des montants colossaux de R&D qui dégradent sa rentabilité. Il est à cet égard frappant de remarquer que les entreprises pharmaceutiques n’apparaissent pas dans le classement Fortune des sociétés les plus rentables du monde (en revanche Novartis et Johnson&Johnson font partie des capitalisations boursières les plus élevées au monde, ce qui traduit des profits attendus importants). Le capitalisme des laboratoires et donc à temporalité longue, très risqué, et pas excessivement rémunérateur. Voilà un diagnostic mal connu.

Est-ce à dire qu’il ne faut pas améliorer la régulation des prix ? Bien sûr que non ! Mais on doit le faire avec discernement. Par exemple, le risk sharing (moduler le prix du médicament en fonction de son efficacité par groupe de patients) fait partie des sujets à mettre sur la table. A l’inverse, s’appuyer, comme Machiavel, sur les mauvaises passions du peuple, ne sera d’aucune utilité pour faire évoluer notre système de santé et faire en sorte qu’il reste efficace et équitable.

 

Article publié sur LinkedIn le 24 novembre 2016