L’Europe devient un vaste Café de Flore


25 juillet 2018

 

n sait depuis David Ricardo au XIXe siècle, que les pays se spécialisent dans ce pour quoi ils sont le plus productif. C’est ainsi, expliquait l’économiste britannique, que le Royaume-Uni se fit le champion de la production de textile, et le Portugal, de celle du vin. Selon cette fameuse « théorie des avantages comparatifs », la mondialisation est toujours heureuse car une nation trouve toujours un domaine dans lequel concentrer ses forces. L’analyse ricardienne est juste mais incomplète car toutes les spécialisations ne se valent pas. Certaines apportent la prospérité et la puissance. D’autres n’amènent rien d’autre que des moyens de subsistance.

L’un de mes amis, tout juste revenu d’une année passée en Asie, me faisait remarquer que l’Europe semblait s’être spécialisée dans les analyses intellectuelles et la morale, comme en témoigne la prolifération de comités d’éthique sur le numérique, la robotique et l’intelligence artificielle (IA). Voilà une spécialisation confortable, éventuellement un peu lucrative mais qui rend l’Europe plus ridicule que puissante. Regardons la réalité en face : dans les secteurs-clés de cette troisième révolution industrielle qui va façonner le XXIe siècle, l’Europe est quasiment absente. Le classement des 20 principales capitalisations boursières mondiales dans ces domaines fait froid dans le dos : 11 sont américaines (Apple et Amazon en tête) et 9 sont chinoises (Alibaba est suivie par Tencent). L’économie européenne reste rivée dans le passé.

En revanche, elle n’est pas absente des débats sur l’avenir. La plupart de nos intellectuels, en France et en Allemagne surtout, dissertent sur les dangers de l’intelligence artificielle le jour où elle se retournera contre nous, les risques du tout-numérique sur la vie privée, la soi-disant nécessaire appropriation des données par les individus… Autant de sujets certes passionnants. Qu’on me permette néanmoins de temporiser cette fièvre « intellectualisante » et moralisatrice avec deux remarques. Premièrement, ces débats sont dominés par les tenants du « c’était mieux avant ». Il s’agit toujours de voir des dangers et non des progrès, c’est-à-dire de réglementer plutôt que de libérer. C’est tout le problème du RGPD – le règlement européen sur la protection des données –, qui pose vis-à-vis des entreprises du numérique un principe de défiance là où nous aurions besoin d’un pacte de confiance. Comme le remarquait récemment le chercheur Nicolas Miailhe, notre ambition universaliste est toujours là, mais elle est conservatrice et pas progressiste. Deuxièmement, il est tragi-comique que le continent le moins performant dans le numérique et l’IA soit le premier à vouloir réguler. Nous voulons imposer au monde une éthique technologique sans disposer nous-même d’une puissance industrielle. Mais a-t-on idée de la façon dont chez Netflix, SpaceX ou Tencent, on reçoit nos leçons de morales ? Le plan « intelligence artificielle » de Cédric Villani est sympathique mais cent fois sous-dimensionné. Ce sont, à l’échelle européenne (car, n’en déplaise à nos nationalistes, raisonner à l’échelle du pays nous fera sombrer dans les oubliettes de l’histoire), 300 milliards d’euros d’investissements publics et privés qu’il faudrait mobiliser dans l’heure pour commencer à rattraper notre retard.

Il y aura toujours dans le débat public des tenants de l’éthique de la responsabilité et de l’éthique de conviction pour rependre la distinction opérée par Max Weber. Pour les premiers, l’Europe doit se doter d’un marché unique du numérique, développer le capital-investissement, faire monter en puissance la recherche publique et l’université, faire sienne la tempérance fiscale et réglementaire. La morale viendra après. Pour les seconds, seul le discours importe. Ils feront de l’Europe le Café de Flore du monde et ils en seront fiers.

 

Article publié dans L’Express du 18 juillet