Leçons chiliennes


7 mai 2019

J’étais récemment à Punta Arenas, dans le sud du Chili, ville de 125 000 habitants où, à la fin de l’été austral, le vent peut vous rendre fou. Dans cette partie du globe se déroulèrent deux aventures qui ont façonné notre monde moderne. La première, en 1520, fut bien entendu la découverte par Magellan du détroit qui relie les océans Atlantique et Pacifique. Cet explorateur portugais que son pays n’avait su retenir allait, sous l’égide de la couronne d’Espagne, agrandir la planète et jeter les linéaments d’une mondialisation maritime qui est encore la nôtre. La deuxième aventure fut celle du Beagle, qui emmena à son bord de 1831 à 1836, le jeune Charles Darwin. C’est au cours de ce voyage et, particulièrement en Patagonie, que le naturaliste britannique collecta les observations sur les condors, les guanacos, les glaciers, les oiseaux… qui allaient donner lieu, une vingtaine d’années plus tard, à la théorie de l’évolution. Outre qu’il révolutionna la science, Darwin montra que les espèces évoluaient et qu’elles ne pouvaient donc pas avoir été créées comme des êtres immuables. Magellan avait prouvé que la Terre était ronde (ce dont on se doutait déjà), Darwin a établi que Dieu n’était pas nécessaire pour expliquer la vie.

Le Chili s’est donc trouvé investi d’un rôle central au cœur de la Renaissance et de la révolution industrielle du XIXe siècle. Il est encore un pays essentiel aujourd’hui. D’abord, parce qu’il est le premier producteur mondial de cuivre, ce métal à l’excellente conductivité électrique, sans laquelle il n’est pas d’économie numérique ni d’industrie possibles. Le cuivre est indispensable la croissance économique mondiale, en général, et au développement chinois, en particulier. La conjoncture chilienne est ainsi directement connectée à celle de l’Empire du Milieu. De fait, le Chili s’éloigne économiquement de l’Occident pour s’intégrer à l’Asie, y compris dans les secteurs traditionnels. Un éleveur m’explique qu’il y a quelques années il exportait encore la laine de ses moutons vers l’Europe. C’est terminé. Désormais, tout part dans les usines chinoises et du Sud-Est asiatique.

Il y a une autre raison pour laquelle le Chili est un pays passionnant : il montre qu’un Etat latino-américain peut trouver une voie démocrate et libérale qui échappe à la montée du populisme. Salvador Allende, qui fait encore fantasmer certains de nos gauchistes, avait brisé l’économie chilienne. Pinochet avait, avec le soutien à tout point de vue inepte des Américains, cassé la démocratie. Les Chiliens restent sous le coup de ce double traumatisme. C’est une des raisons qui expliquent que le débat politique y soit apaisé. Le Chili a connu depuis les années 1990 un essor économique extraordinaire. Ce pays autrefois sous-développé a atteint le niveau de celui de l’Europe de l’Est tout en éradiquant quasiment le chômage. Il a, en revanche, conservé un niveau d’inégalités à la brésilienne. Heureusement, ses débats politiques sont de style suisse ou néerlandais. Présidente jusqu’en mars 2018, Michelle Bachelet, à gauche, n’a pas remis en question l’acquis de l’économie libérale et a voulu à juste titre combattre les inégalités. L’actuel chef de l’Etat, Sebastian Piñera, à droite, est parfaitement conscient de l’exigence de lutter contre la pauvreté. Ces gens-là sont raisonnables, à l’exact opposé du modèle des caudillos latino-américains. L’exemple chilien montre aux habitants du Venezuela, du Nicaragua ou de l’Algérie, tous opprimés par des dirigeants en fin de parcours, que le chaos ne succède pas forcément à la dictature. Une transition démocratique et économique réussie est possible si le changement est pacifique et libéral.

Article publié dans L’Express du 1er mai 2019