Le Figaro – Quand un économiste se penche sur le discours du Pape François
En une trentaine de minutes, le pape a donné à Strasbourg la semaine dernière un extraordinaire discours politique, enthousiasmant pour le malheureux non-croyant qui écrit ces lignes. Il fut notamment largement question de politique économique. Mais de la grande, pas de la médiocre. Pas celle qui nous explique que la baisse du coût du travail, fut-elle nécessaire, constitue l’alpha et l’oméga d’une économie moderne. Pas celle qui refuse d’appeler un chat un chat, un illettré un illettré, un pauvre un pauvre. Pas celle qui monte les immigrés contre les nationaux ou les entreprises contre les salariés. Le Pape François a donné une direction à l’Europe qu’il souhaite orientée vers le progrès scientifique, économique et social et a décliné ses orientations en plusieurs sous-thèmes dont les droits humains, le travail, l’éducation ou l’environnement. Le pape rappelle ainsi que les devoirs sont consubstantiels aux droits. Quel formidable principe de régulation de l’État-providence! Il souligne également que l’éducation ne doit pas se réduire à l’octroi de savoirs techniques. Voilà un aiguillon utile pour la réforme des programmes de l’éducation nationale, le jour où l’on considérera que le sujet est suffisamment important pour mériter un débat sérieux! Il souhaite aussi que la Méditerranée «ne devienne pas un grand cimetière». Indispensable exhortation à un moment où certains anciens Présidents de la République parlent de renationaliser les flux migratoires alors que seule l’Europe, dotée d’une politique claire et sérieuse, peut agir dans ce domaine.
Ce qui est le plus original dans l’analyse du discours du Pape, c’est la façon dont il envisage l’avenir de l’Europe, à 1000 lieux des propositions rances et recroquevillées des nationalistes de droite comme des utopistes de la décroissance de gauche. Faisant allusion à la fresque de Raphaël L’Ecole d’Athènes représentant, parmi une multitude d’autres personnages, Platon montrant le ciel et Aristote pointant le doigt droit devant lui, et désignant ainsi la vie réelle, le Pape rappelle que la vocation de l’Europe est justement de bâtir l’avenir à partir de ses valeurs, lesquelles sont en grande partie chrétiennes. On peut d’ailleurs résumer l’héritage européen comme étant la synthèse du rationalisme grec, du droit romain et de l’individualisme chrétien. Voilà un précipité qui n’empêche pas la croissance et le progrès, au contraire! Le défi européen et potentiellement son génie sont illustrés par le tableau de Raphaël: il s’agit de participer au nouveau cycle économique de l’innovation, celui des nanotechnologies, des biotechnologies, de l’intelligence artificielle et des énergies propres en respectant la dignité humaine et en considérant, comme au moment de la Renaissance, que la technique ne vaut pas seulement pour elle-même mais pour son utilisation par les individus. Le défi que nous lance le pape consiste donc à faire mentir Heidegger et Schumpeter.
Heidegger nous dit que le monde de la technique est devenu purement instrumental: l’innovation fait naître de nouveaux besoins et de nouveaux problèmes auxquels elle seule peut répondre. L’Europe, justement, peut montrer que les biotechnologies, par exemple, répondent à des besoins humains fondamentaux, en particulier soigner des maladies jugées jusqu’alors incurables et épargner des souffrances inutiles. L’économie et une morale humaniste peuvent donc faire bon ménage. L’Europe peut montrer que l’innovation est toute à la fois une nécessité économique, ce qui est absolument évident pour les Américains et les Asiatiques, mais aussi une formidable nouvelle pour les humanistes. Notre continent n’est donc pas uniquement matérialiste. L’innovation à l’européenne trouve à cet égard un champ d’application évident dans le domaine de l’environnement. Le Pape, dans la tradition chrétienne, rappelle à cet égard que la nature doit être respectée, non pas pour ce qu’elle est mais pour ce qu’elle apporte aux hommes: Noé construis ton arche contre le déluge! L’écologie n’est donc pas le retour romantique vers nos modes de vie d’antan mais la protection de la planète par des moyens modernes, ce qui nous ramène à la thématique de l’innovation mais toujours dans le refus de la réification des humains.
Le pape François nous incite aussi à faire mentir Schumpeter pour qui «le nouveau ne naît pas de l’ancien mais à côté de l’ancien». Le défi européen c’est au contraire d’essayer de donner raison à l’artiste autrichien Friedensreich Hundertwasser : «si nous n’honorons pas notre passé, nous perdons notre avenir. Si nous détruisons nos racines, nous ne pouvons pas progresser». L’économie européenne se construit à partir de l’existant. La question de la mutation de nos entreprises et de nos États est donc la plus importante.
Le discours du pape à Strasbourg est universel. On peut le partager ou pas mais il transcende les religions ce qui devrait finalement nous alerter. Car cela signifie que le pape remplit le vide laissé par la politique, souvent incapable de s’exprimer sérieusement et avec crédibilité sur les sujets les plus importants. Finalement, il aurait été bien plus rassurant que ce discours fut prononcé, non par un responsable religieux, mais par un chef d’État européen. Mais cela est-il encore possible?
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