Karl Marx, deux cents ans plus tard


4 mai 2018

 

Marx est né il y a 200 ans, le 5 mai exactement, à Trêves, une ville à la beauté et à la propreté toute germaniques, fondée par Rome il y a plus de deux mille ans. Quand j’ai visité sa maison natale voilà quelques années, je n’avais rencontré que des touristes chinois qui m’avaient dit vouloir donner à leur gouvernement une preuve de leur attachement au socialisme scientifique au cas où ils seraient surveillés.
Pourtant, s’il y a un pays qui infirme l’essentiel de la dialectique marxiste, c’est bien la Chine. Le philosophe-économiste (jusqu’au milieu du XXe siècle, on était les deux à la fois) considérait que l’originalité du capitalisme tenait dans sa simplicité sociologique.
Là où la féodalité générait une société complexe, le capitalisme mettait brutalement face à face les bourgeois (détenteurs du capital) et les prolétaires (les salariés). Comme ces deux classes sont censées entretenir des rapports conflictuels, le capitalisme ne pouvait que disparaître, laissant la place à une société sans classe et sans État.
Que s’est-il passé ? L’exact contraire des prédictions de l’historicisme marxiste. Après 1979, Deng Xiaoping a fait de la Chine un pays capitaliste au sens où les détenteurs de capital ont eu les mains libres pour entreprendre, investir et embaucher. Même si de grandes fortunes sont apparues, ce sont les prolétaires qui ont le plus profité des réformes : le taux de pauvreté extrême (défini ici comme la part de la population vivant avec moins de 1,25 dollars par jours) est passé de près de 80% en 1980 à 10% aujourd’hui. Le capitalisme chinois a fait exploser les inégalités mais pas les injustices. Cela a-t-il débouché sur une société sans classes ? Évidemment pas. Quant à l’État, non seulement il n’a pas disparu, mais il est plus fort, voire autoritaire, que jamais.

Malgré toutes ses erreurs, l’œuvre de Marx est plus pertinente que jamais. Bien que Marx voulût la considérer comme un système cohérent, il est possible d’en isoler des fragments utiles pour appréhender le monde contemporain. Ainsi en est-il de sa « conception matérialiste de l’histoire ». Cette idée, il la résume dans sa célèbre formule extraite de sa Misère de la Philosophie en 1847 : « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel ».
On serait tenté d’ajouter : le numérique et l’intelligence artificielle vous donneront la société avec l’élite mondialisée et la France périphérique. Marx perçoit parfaitement que la principale source d’instabilité des sociétés, qu’il appelle révolution, vient de l’écart entre le fonctionnement rapide de l’économie et l’inertie de la politique et du droit.
Contrairement à ce que prétendent nos révolutionnaires de pacotille, l’urgence pour la France n’est pas de « prendre aux riches pour donner aux pauvres » mais de construire une société qui intègre ceux qui ne bénéficient pas spontanément de la mondialisation et de l’innovation.
C’est pourquoi les réformes de l’éducation et de la formation continue sont si cruciales : elles doivent permettre de raccrocher à la modernité les parties de la population qui n’y ont pas accès. Mais l’ambition du gouvernement doit aller beaucoup plus loin : les élus locaux, les commerçants des villes moyennes, les retraités de campagnes doivent aux aussi pouvoir bénéficier des progrès technologiques.

Marx ne nous dit rien de moins que la chose suivante : le numérique et l’intelligence artificielle vont changer la politique, le droit, la philosophie et l’art ! Soit parce nos sociétés seront flexibles. Soit parce que les laissés pour compte se seront révoltés. Etre marxiste au XXIe siècle, ce n’est pas être socialiste. C’est prendre les changements induits par la technologie et l’économie au sérieux.

Article publié dans L’Express le 25 avril 2018