Inégalités : l’ère du capitalisme centripède


5 décembre 2018

 

Même mes amis libéraux les plus endurcis en sont convaincus : le monde est miné par les inégalités. Marx aurait finalement été en avance sur son temps : le monde se diviserait en classes sociales aux intérêts irréconciliables et sur le point d’en découdre. Une analyse marxisante aurait vite fait de désigner les gilets jaunes comme les nouveaux prolétaires, prêts à entrer en guerre contre la domination des hyper-riches. Cette analyse, centrée sur les inégalités de revenus, n’est pas à rayer d’un trait de plume. Mais elle passe à côté du sujet central : celui de l’immobilité sociale et des inégalités géographiques.

L’indice de Gini mondial, qui mesure le mieux ces inégalités, recule depuis la fin des années 1980. Ces inégalités se décomposent en deux sous-ensembles : celles entre les pays et celles à l’intérieur des pays. Ce sont les premières qui ont le plus cédé en raison du développement économique des pays les plus pauvres, la Chine en tête. Elles représentaient à la fin des années 1980 80% des inégalités mondiales totales contre un peu plus de 60% désormais. Les inégalités à l’intérieur des pays ont augmenté, mais pas assez pour compenser les disparités entre les nations.

Légitimement, les citoyens français s’intéressent moins aux inégalités dans le monde qu’aux inégalités en France. Leur ressenti est excessif. L’indice de Gini (qui varie par construction de 0 à 100%) est inférieur à 30% en France, à peine supérieur à son point bas historique de 1998 et très en-deçà de sa moyenne de long terme. Il est supérieur à 30% en Allemagne, proche de 35% au Royaume-Uni et de 40% aux Etats-Unis. Il dépasse 50% au Brésil. En France, l’éducation publique, la redistribution fiscale et l’Etat-providence ont permis de maintenir les inégalités à un niveau modéré.

D’où vient alors ce sentiment que, même dans notre pays, « les écarts se creusent » ? Ce sentiment a deux racines. Premièrement, il y a ce que les économistes appellent « l’effet tunnel ». Si vous êtes coincé dans un bouchon, par exemple sur la file de gauche dans le tunnel de Fourvière, le fait de voir des voitures avancer à droite ne devrait pas susciter un sentiment de jalousie mais d’espoir : « la situation se dégage enfin, je vais en profiter ». En France, cet effet tunnel fonctionne à l’envers. Les inégalités sont perçues comme injustes car elles semblent gravées dans le marbre. Un pays qui traine un chômage de masse depuis plusieurs décennies, un pays dans lequel, dans certaines familles, trois générations sont au chômage, un pays dans lequel les habitants des quartiers difficiles n’ont pas d’autre choix que d’y scolariser leurs enfants… peut-il se vanter d’être juste, même s’il combat mieux que d’autres les inégalités ?

L’autre racine qui fait naître ce sentiment d’inégalités est liée à la nouvelle configuration géographique du capitalisme. Le capitalisme du XXe siècle était centrifuge : il diffusait géographiquement ses effets. Celui du XXIe siècle est centripète : les métropoles aspirent les richesses, au détriment des banlieues éloignées, des villes moyennes et des campagnes. L’analyse du récent scrutin américain de mi-mandat montre une polarisation inédite des préoccupations sociales et des votes. Pour le dire rapidement, les électeurs républicains sont ouvriers, agriculteurs vivent à l’écart des grandes villes. Ils se sentent abandonnés. Les électeurs démocrates travaillent dans la finance, les services aux entreprises et vivent dans les métropoles. Ils se portent bien. La politique d’inclusion sociale du XXIe siècle passe donc par cette problématique propre au cycle de croissance actuel : comment unir physiquement un pays ? Cela passe notamment par une politique de développement économique volontariste en dehors des métropoles et une lutte sans merci contre les « zones blanches » numériques.

 

Article publié dans L’Express du 28 novembre 2018