Entretien 24 Heures – "Le mal français est psychologique"


27 mars 2015

Entretien avec Nicolas Bouzou paru dans le quotidien suisse 24 Heures. Lire l’entretien sur le site de 24 Heures.

«Le problème de la France n’est pas économique, mais psychologique.» Est-ce bien résumé en une phrase?

Complètement, et c’est ce qui m’exaspère. La France a des atouts pour réussir. On le dit souvent par bien-pensance, mais c’est néanmoins vrai. Nous avons beaucoup d’entrepreneurs, un très bon niveau de formation scientifique, notre niveau d’infrastructure est encore acceptable, nos grandes écoles sont reconnues, nous avons un réseau d’entreprises diversifié et très dense, une position géographique extraordinaire. Nous sommes dans une situation qui n’a rien à voir avec celle de l’Espagne ou du Portugal il y a quelques années. En réalité, les réformes à mener ne sont pas si difficiles et pas si nombreuses. Elles pourraient faire de la France un paradis sur terre (rires).

Lesquelles sont à mener en priorité?

Avant tout celle du marché du travail. On sait aujourd’hui quelles sont les politiques qui ramènent un plein-emploi. On a des exemples autour de nous: l’Autriche, l’Allemagne, la Suisse, le Danemark et en partie les Pays-Bas. Ce qui fonctionne, c’est globalement la «flexisécurité». Un droit du travail réduit à son strict minimum doublé d’un service public de l’emploi fort. Avec un système de formation professionnelle performant.

Ça, c’est le diagnostic, mais pourquoi la France n’applique pas le traitement?

La France a fini par se dire: ce n’est pas si grave s’il y a plus de chômage qu’ailleurs. On manque à la fois d’ouverture d’esprit vers l’extérieur et de foi dans l’avenir. Il y a une sorte de fatalité. C’est pour cela que je dis que le mal est psychologique: ce pays refoule ses problèmes. Cela m’inquiète! La France est en train de devenir le pays du passé. A la façon de Venise, mais en moins beau.

C’est l’inaction que vous fustigez?

C’est plus que l’inaction! Car cette inaction se fonde sur une pathologie. Qui est le fait de refuser de voir ce que l’avenir nous offre et ce qui se passe à l’extérieur. Au bout du bout, le problème n’est pas technique, il est psychologique. Ces fameuses réformes, on peut les faire avec un peu de rationalité et de sagesse.

Selon vous, la manière dont on traite les problèmes n’est pas adéquate?

Et j’en suis inquiet. Prenez l’exemple de la polémique sur l’illettrisme et Emmanuel Macron. Au mois de septembre dernier, Emmanuel Macron a parlé de l’illettrisme dans les usines de GAD (ndlr: abattoirs bretons qui licenciaient une partie de leur personnel) , cela a déclenché un scandale. Il a dû s’excuser à l’Assemblée nationale. Alors que, de toute évidence, il y a des problèmes d’illettrisme très importants dans un certain nombre d’usines françaises, qui posent la question du difficile reclassement des gens. Cela, on ne veut pas le dire… Les débats ne sont plus rationnels.

Mais là, on parle sémantique et non plus économie?

Oui et non. Si on ne nomme pas les problèmes, on ne peut les résoudre. En France, on ne parle pas d’illettrisme, de pauvreté, d’immigration, d’intégration.

Les partis politiques devraient porter ces thématiques?

Oui. Mais la faiblesse des discours programmatiques et le manque de clarté des partis modérés expliquent en partie la montée du FN. Les propositions de Nicolas Sarkozy depuis son retour restent un recyclage de ses propositions de 2007. Il n’y a rien sur les grands sujets passionnants du moment: l’innovation, les politiques de santé, comment est-ce qu’on va faire émerger les moyennes et les grandes entreprises de demain. Dans l’autre camp, une partie du PS devient hystérique à la moindre proposition de réforme. Cela laisse un vide béant au FN. Qui, lui, a un programme. Il est néfaste mais cohérent. Le FN dit: on va essayer de revenir à la France d’avant, on va reculer!

La France, comme tous les pays riches, ne risque-t-elle pas un long déclin plus qu’une grave crise?

C’est un peu l’histoire des grandes nations! Comme Venise… Mais il y a des contre-exemples – l’Autriche, l’Allemagne, les Pays-Bas et même l’Angleterre se sont passablement réformés. Tous les pays s’appuient sur quelque chose pour rebondir. Les Anglais sont des gens audacieux du point de vue politique. C’est le New Labour de Blair ou la Big Society de David Cameron: leur pays évolue toujours dans le sens de la marche. Les Allemands ont été très vexés par la dégradation de leur modèle, ils ont réformé. Les Espagnols, très inquiets de voir qu’ils pourraient sortir de la zone euro et de l’Europe, ont fait des réformes. Ce sont les plus Européens, car ils se souviennent de la dictature de Franco.

Et la France ne pourrait-elle pas réagir?

Je caresse cet espoir. De mon point de vue, les rassemblements qui ont suivi les attentats de Paris ont montré qu’il y a des choses en France que l’on ne tolère pas. Attaquer la liberté d’expression. C’est un signe positif! Ensuite, si nos performances continuent à se dégrader, les Français vont réagir à un moment. La France d’aujourd’hui ressemble beaucoup à la France de la fin du XIXe siècle. Un pays de rentiers mais qui a su répondre aux défis de l’époque, qui s’est libéralisée. Finalement au début du XXe siècle la France a été très innovante, dans le domaine de l’automobile, par exemple. C’est Edgar Faure (ndlr: 1908-1988, ministre sous de nombreux gouvernements de droite) qui disait: «La France est toujours en avance d’une révolution parce qu’elle est toujours en retard d’une réforme.» Donc le mal français ne date pas d’hier.

Lors de ce tour d’Europe, dans quel pays le Français que vous êtes s’est senti le plus chez lui?

Pour moi, il y a l’Angleterre et les pays d’Europe du Sud. En particulier le Portugal. Le Portugal sans doute parce qu’il y a beaucoup d’immigration portugaise en France, et de plus en plus de Français au Portugal. Ces deux pays partagent beaucoup de points communs. Ce sont des pays maritimes qui ont connu, dans leur histoire, à la fois la richesse et le déclin. Le Portugal de façon plus accentuée que la France. Ce sont des pays qui sont malgré tout très typés, avec une culture forte, mais ouverts sur l’extérieur. La France sur le Maghreb. Le Portugal sur l’Afrique noire. Le passé colonial l’explique évidemment! Entre le Portugal et la France il y a des points communs très intéressants.

Et l’Angleterre!

Je sais que cela étonne beaucoup quand je dis l’Angleterre… C’est un pays centralisé comme la France. Un pays où le débat politique est très bipolaire, très violent. Comme la France. Par contre, les Anglais ont ce pragmatisme et cette audace que nous n’avons pas. Quand ils disent: nous allons faire une réforme de l’éducation nationale, eux, ils nomment les choses, et ils réforment de manière spectaculaire. Ils peuvent aussi se tromper. D’ailleurs, tous les partis politiques, lors des campagnes importantes, ont un slogan et un concept très lisible de leurs intentions. C’est quelque chose que j’aimerais voir en France.

Vous mettez en exergue l’importance de l’histoire et de la culture des pays. Nous vivons dans un marché libre européen cela reste-t-il pertinent?

Oui, il me semble. L’Europe est un espace de valeurs partagées mais en même temps, quand vous voyagez, vous vous rendez compte de l’importance des cultures nationales. Il y a donc à la fois une culture européenne très forte. Par exemple en Europe, on refuse la peine de mort. C’est vraiment une grande différence avec les Etats-Unis et le Japon. Et tout à la fois, quand vous êtes à Stockholm ou à Paris, vous constatez les différences. En Suède, il faut respecter les pistes cyclables, sinon tout le monde vous tombe dessus (rires)!

Mais cela influence-t-il l’économie?

Oui notre culture partagée influence l’économie. Prenez l’innovation dans le domaine de la santé. S’il faut résumer: en Europe on innove mais dans un cadre éthique bien défini. Les Chinois, eux, sont très technophiles. Ils adorent. Les Américains n’hésitent pas dès que ça génère un business. En Europe, c’est très lié à notre histoire, nous nous posons beaucoup de questions sur la technologie. Est-ce qu’on va pouvoir en faire un bon usage? C’est très vrai dans le domaine de la génétique, de la biologie moléculaire.

Hypothèse importante de votre livre: nous sommes à l’aube d’une grande révolution technologique, celle des NBIC (nanotechnologies, etc.). La France est-elle prête?

Une toute partie de la France est au courant. Ce sont ces jeunes entrepreneurs que nous voyons, par exemple, au Consumer Show à Las Vegas. Cette petite partie des jeunes Français est non seulement consciente de ce qui se passe mais elle est partie prenante de cette révolution. C’est très encourageant! Le problème est que 99% de l’opinion publique française n’est pas au courant. Donc la classe politique ne s’y intéresse pas…

C’est toujours le cas pour les nouvelles technologies, non?

Les grands débats économiques en France devraient préparer cette révolution. Qu’est-ce qu’on va faire dans le domaine de l’intelligence artificielle? Comment fait-on pour que les jeunes Français qui créent des entreprises ne s’expatrient pas dans la Silicon valley au bout de deux ans? Comment faire du capitale investissement? Construire ce discours politique permettrait aussi de tourner les gens vers l’avenir. Mais pour l’instant ce débat est inexistant.

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