Trump a tort de blâmer Amazon
Depuis plusieurs siècles, les plus grands penseurs tentent de comprendre si l’histoire du monde est guidée par les intérêts ou les passions. Sans doute les deux facteurs jouent-ils un rôle. Ainsi, Donald Trump a virilement twitté contre Amazon car son fondateur Jeff Bezos, devenu l’homme le plus riche du monde, est aussi le propriétaire du Washington Post, légendaire quotidien de centre-droit créée en 1887 qui divulgua des documents sensibles sur le Pentagone pendant la guerre du Vietnam, ce qui aboutit au scandale du Watergate. Comme on s’en doute, Trump considère le WP comme un ennemi. Trump accuse aussi l’entreprise de commerce en ligne de ruiner la poste américaine, de ne pas payer suffisamment d’impôts et de détruire le « petit commerce ». Il est vrai que la United States Postal Service perd de l’argent depuis plusieurs exercices mais, si jamais cette entreprise relevait ses tarifs, on voit mal ce qui pourrait empêcher Amazon de faire acheminer ses produits par un concurrent voire par ses propres services logistiques. Querelle d’hommes et analyse économique se mélangent pour mettre en duel Trump et Bezos.
Trump n’est pas un « libéral-technophile schumpétérien ». C’est un défenseur de l’industrie traditionnelle et des secteurs centenaires, comme l’a montré son apologie passionnée, à défaut d’être efficace, de l’acier et de l’aluminium. Ses relations avec la Silicon Valley sont, à quelques exceptions près, exécrables. Néanmoins, tout ce que dit Trump n’est pas faux. L’innovation et la mondialisation détruisent des emplois occupés par ceux qui forment le cœur de son électorat. Ce sont les Blancs des « classes moyennes basses », dont le Prix Nobel d’économie Angus Deaton a montré qu’ils mourraient prématurément en raison d’une épidémie de « maladies du désespoir » (overdoses, alcoolisme voire suicides). Que l’innovation possède une face sombre, voilà qui est évident.
Mais Amazon est-elle une cible justifiée ? La question posée n’est pas tant « Amazon détruit-il des emplois ? » que « Amazon créé-t-il plus d’emplois qu’il n’en détruit ». A ce titre, l’observation minutieuse des statistiques américaines de l’emploi est rassurante. Comme le montre l’économiste Michael Mandel, du Progressive Policy Institute, le secteur du commerce de détail aux Etats-Unis n’a jamais autant recruté qu’aujourd’hui, notamment des personnels peu qualifiés. Les heures travaillées et les salaires s’envolent. Il semble donc que l’essor d’Amazon et du commerce en ligne tire l’ensemble de la filière. L’analyse anti-schumpétérienne de Trump, largement partagée en Europe, est à ce stade invalidée. Les statistiques françaises sont moins brillantes alors même que la part de marché d’Amazon est chez nous bien inférieure à ce qu’elle est aux Etats-Unis. Certes, près de 1,8 million de personnes travaillent aujourd’hui dans le commerce de détail, un record historique. Mais le nombre de ces emplois augmente lentement. On pourrait presque invalider la causalité trumpienne : l’emploi dans le secteur du commerce en France est freiné par l’absence d’un acteur du type Amazon.
Le problème avec Amazon n’est donc pas celui des destructions d’emplois. Ce n’est pas non plus celui de la concurrence. Certes, les économistes craignent traditionnellement que les monopoles (ou les oligopoles) s’arrogent un pouvoir de marché exorbitant pour facturer des prix élevés. Amazon ou son homologue chinois Alibaba sont devenus des entreprises immenses mais qui n’ont pas d’effet inflationniste, leur objectif étant de livrer des produits moins chers et toujours plus vite. En réalité, la seule chose qui me traumatise vraiment quand je vois le développement de l’entreprise de Seattle ou celle de Hangzhou, c’est que l’Europe a été incapable de faire émerger une société de ce type. Trump ne comprend pas combien les Etats-Unis devraient être heureux d’avoir su faire naître ce genre d’entreprises.
Article publié dans L’Express du 11 avril 2018