L’inexorable déclin de l’économie italienne
Palerme, où je passe quelques jours, est l’une des villes les plus excitantes qui soit, à l’intersection des trois civilisations méditerranéennes : grecque, romaine et arabe. Elle fut riche et guerrière avant de devenir tolérante et (relativement) pauvre. La Sicile souffre d’un chômage endémique, de l’ordre de 20% de la population active, 50% chez les actifs âgés de moins de 25 ans. La Cosa Nostra ne fait plus couler le sang dans les rues. L’opinion publique, pacifiste, ne le permettrait pas. Signe des temps, l’organisation se concentre sur l’économie. Il s’agit pour elle de se développer dans les activités illicites comme les trafics de stupéfiant mais surtout d’opérer illégalement dans l’économie légale. Quoi de plus simple, en effet, pour une pieuvre qui infiltre ses tentacules partout, de truquer des appels d’offres, d’intimider des concurrents potentiels, de remporter des marchés et de ne pas respecter les contrats ? Cosa Nostra affecte l’économie sicilienne de deux façons : ses entreprises ne rendent pas les services publics pour lesquels elles sont mandatées ; les extorsions de fonds aux entreprises pèsent comme des prélèvements obligatoires sans contrepartie. Partout dans le monde, la présence de mafias pénalise la productivité et la croissance.
C’est un handicap de plus pour un pays, l’Italie, dont la situation est par ailleurs catastrophique. Le PIB ne progresse plus depuis 2018. Le PIB par habitant n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant 2008, une situation que seule la Grèce, en Europe, partage avec l’Italie. Le mal italien est profond. Selon l’OCDE, la productivité du pays n’a pas augmenté depuis 1993. Elle recule même dans les services aux entreprises. Depuis le début des années 2000, l’investissement de ces dernières a à peine progressé. En outre, la population italienne n’est pas assez qualifiée par rapport aux besoins du marché de l’emploi. Moins de 30% des 25-34 ans sont diplômés du supérieur, contre 45% pour la moyenne des pays de l’OCDE. La plus grande flexibilité du marché du travail, grâce aux réformes menées par les gouvernements Monti et Renzi, a permis de faire reculer un peu le chômage, mais le pays n’est pas prêt à entrer dans la troisième révolution industrielle, largement incomprise de sa classe politique et des citoyens.
L’Italie et, plus largement, le bassin méditerranéen furent pourtant durant des siècles, voire des millénaires, un épicentre de l’activité économique mondiale. Le « moment proche-oriental » de l’actuel Liban, de la Syrie, de l’Egypte fut, il y a dix mille ans, celui de l’agriculture, des villes et de la propriété. Le « moment grec », au Ve siècle avant Jésus-Christ, fut celui du commerce, de la monnaie et de la société ouverte. Le « moment romain » à partir de l’Empire fut celui du droit et du travail. Enfin, le « moment vénitien », qui connut son apogée au début du XVIIe siècle, fut celui de l’innovation et de la croissance. Même si Fernand Braudel voulait voir dans le déclin de Venise un inéluctable mais digne cycle historique au profit de l’Europe du Nord, il est difficile de ne pas parcourir aujourd’hui la Méditerranée sans une certaine tristesse. L’Europe du Sud est à peine convalescente, mais ses perspectives de croissance sont bornées par le manque d’innovations et l’inefficacité étatique. L’Afrique méditerranéenne, après une décennie 2000 de réformes économiques et politiques, stagne à nouveau. Quant à la Turquie, faute de l’avoir arrimée à l’Europe quand c’était possible, elle est devenue un facteur d’instabilité géopolitique et économique. L’Union Européenne doit se saisir de ces enjeux avec une doctrine de coopération économique claire, qui aille au-delà de la question migratoire.
Article publié dans L’Express le 23 octobre 2019