Libération – Ceux qui ont vaincu le chômage


2 février 2015

Retrouvez sur le site de Libération l’article de Laurent Joffrin au sujet du dernier livre de Nicolas Bouzou, Pourquoi la lucidité habite à l’étranger ?.

Il arrive que les économistes soient aussi des êtres humains. On les voit bardés de chiffres, d’équations et de froids raisonnements, robots péremptoires et mécaniques dans l’erreur comme dans la juste prévision. Il se trouve qu’ils sont, comme nous autres mortels, faits de chair et d’os. Ainsi Nicolas Bouzou, qui dirige le cabinet de conseil Asterès et abreuve de conseils libéraux une théorie de clients tout aussi libéraux que lui. Plutôt que de pondre un assommant traité sur le monde tel qu’il va, il a décidé de se promener chez nos voisins pour livrer un carnet de voyage raisonné et intelligent. De Lisbonne à Athènes, de Manchester à Venise, ce Kerouac de l’économétrie fait son tour d’Europe du capitalisme contemporain pour décrire la mutation qui nous emporte vers un mystérieux futur. Bouzou n’est pas On the Road. Il voyage souvent en famille, il va d’hôtel en restaurant gastronomique. Mais il sait aussi faire vivre son récit, friand de retsina à Athènes, de rock anglais à Manchester ou de souvenirs marxiens à Trèves.

Bouzou est un adepte de Schumpeter, ce vieil économiste viennois, notoirement réac mais doté d’une force analytique hors du commun. Il est aussi, quoique situé politiquement à l’opposé, un admirateur de Marx et de ses analyses au scalpel de la réalité capitaliste. Schumpeter, on le sait, a créé le concept fécond de «destruction créatrice» pour décrire le mouvement perpétuel de l’économie de marché, qui met au rancart certaines activités pour en développer d’autres, au fil de l’évolution des techniques et des besoins des consommateurs. Au contraire des prophètes de la croissance zéro, Bouzou prévoit à moyen terme une explosion des capacités productives de nos économies. Il donne l’exemple de la «loi de Moore», du nom d’un des patrons d’Intel, qui prévoyait un doublement des capacités d’une puce informatique tous les ans (en fait ce doublement s’est produit tous les dix-huit mois). Une telle expansion des capacités de traitement des ordinateurs entraînera immanquablement une augmentation subséquente de la productivité du travail. Plus largement, les nouvelles technologies, par exemple dans le domaine de la santé, vont accroître de manière inédite le bien-être physique et allonger comme jamais l’espérance de vie. Revers de cette médaille : des pans entiers de l’économie vont tomber en déshérence, par baisse de la demande ou par délocalisation des moyens de production, entraînant destructions d’emplois, déclin industriel de régions ou de pays entiers, avec leur cortège de souffrances sociales. Tout l’enjeu pour les économies d’aujourd’hui consiste à s’adapter à ce défi, en s’accrochant au train de la croissance sans laisser au bord de la voie ces milliers de travailleurs dédiés à l’ancien monde.

Libéral, Bouzou en tient évidemment pour le recul de l’Etat, l’allégement des impôts, la déréglementation de l’économie et autres leitmotive des obsédés du saint marché. Ses observations sur la Grèce qui tiendrait le bon bout en appliquant les recettes imposées par une certaine Europe font sourire dans la conjoncture actuelle. Notre libéral voyageur fait grand cas d’une légère reprise de l’économie grecque. Or, non seulement le peuple grec a rejeté ces médications avec violence, mais, surtout, les résultats loués par Bouzou ont consisté à faire reculer la production de 25% pour obtenir au bout du compte une croissance de 1 à 2%. Le fou se tape sur la tête avec un marteau pour pouvoir dire ensuite : quel bonheur quand cela s’arrête…

Mais d’autres remarques doivent faire réfléchir. Les pays scandinaves et l’Autriche, l’Allemagne aussi, dans une moindre mesure, ont pratiquement réglé la question du chômage de masse. Tout n’est pas rose chez eux et les travailleurs sont parfois très pauvres. Mais ces pays d’équilibre social ne traînent plus cette masse désespérée de sans-emploi qui vit dans la déprime et souvent dans la misère. Comment ont-ils fait ? En protégeant les individus, et non les emplois. L’Autriche a autorisé les licenciements mais a garanti à chacun une formation solide en cas de perte d’emploi. Les autres ont aussi adopté ces méthodes dites de «flexisécurité». N’en déplaisent aux conservateurs de gauche ou d’extrême droite, elles marchent. Quand en fera-t-on le bilan honnête ? Quand tentera-t-on sérieusement de les adapter à la France ?

Laurent JOFFRIN

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