La guerre commerciale n’aura pas lieu
En assumant le lancement d’une « guerre commerciale », Donald Trump a excité quelques commentateurs qui privilégient la testostérone sur la matière grise. Voilà même que surgit une étrange théorie du chaos positif, mobilisée pour expliquer que, parfois, il est bon de déclencher un conflit au cas où en sortiraient des effets favorables. Peut-être existe-t-il des circonstances de la vie dans laquelle cette théorie peut s’appliquer. Mais deux mille ans d’histoire de commerce international nous montrent que, dans ce domaine, déclarer la guerre ne donne jamais de résultat intéressant. Le libre-échange comme l’innovation sont des caractéristiques des civilisations qui progressent. La tentation protectionniste a toujours marqué le début d’un déclin. Cette guerre commerciale est dangereuse mais elle n’est même pas justifiée, y compris du point de vue américain.
Car le déficit commercial américain n’a rien à voir avec la mondialisation de l’acier, de l’aluminium ou du jus de fruit. Les déséquilibres commerciaux ont de multiples causes qui peuvent tenir, certes à la compétitivité-prix des produits, mais aussi à l’innovation, aux investissements étrangers, à la vigueur de la consommation intérieure ou aux échanges de devises. En l’occurrence, le déficit commercial américain est la conséquence d’un taux d’épargne des ménages très faible (environ 6% de leur revenu) et d’une demande intérieure (consommation et investissement) élevée, alimentée par des déficits publics importants. Les Américains ont des dépenses surdimensionnées qui les obligent à importer des biens étrangers. Dans ce contexte, augmenter les droits de douane n’aura pas d’autres effets que de faire monter un peu les prix aux Etats-Unis et renchérir les coûts des entreprises.
C’est dans ce dernier point que réside l’erreur majeure du président Trump. Depuis l’Antiquité grecque, la mondialisation était essentiellement celle des échanges de biens agricoles, industriels et, dans une certaine mesure, de services (par exemple dans la finance). De fait, le niveau d’intégration commerciale du monde atteint aujourd’hui un niveau inédit, supérieur de 50% à ce qui l’était lors de la mondialisation du XIXe siècle. Mais, au tournant des années 1990-2000, la mondialisation a changé de nature. Les progrès dans les technologies de communication et la baisse des coûts de transport (elle-même conséquence de la généralisation des containers et de la chute des prix dans le transport aérien) ont conduit les entreprises à se mondialiser elles-mêmes. Ce sont désormais les chaînes de valeurs qui sont organisées sur une base mondiale. L’implication de ce changement en termes de politique économique est puissante : pour un pays, taxer les importations, c’est dégrader la compétitivité de ses propres entreprises et risquer de les désorganiser. A l’inverse, comme l’explique l’économiste Pierre Bentata, les pays qui importent le plus sont aussi les plus exportateurs. C’est le cas, en Europe, de l’Allemagne où plus du quart de la valeur ajoutée des entreprises exportatrices est issu de composants importés. Au Luxembourg, 60% des produits exportés sont fabriqués avec des produits importés. Cela en fait-il un pays pauvre ?
Pour nous, Européens, la meilleure stratégie consiste à laisser les Etats-Unis faire la guerre commerciale tous seuls. L’idée des représailles est peut-être justifiée dans le domaine militaire mais pas en économie. En augmentant les droits de douane sur l’acier et l’aluminium, Trump va pénaliser les consommateurs locaux et les entreprises américaines. Tant pis pour eux. De notre côté, taxons à la limite les cigarettes américaines car c’est cohérent avec notre politique de santé publique. Mais continuons d’importer massivement les produits américains dont nos entreprises et nos emplois ont besoin.
Article publié dans L’Express le 14 mars 2018