Face au défi des GAFA
Le lancement du « libra », la monnaie conçue par Facebook, pourrait être l’événement économique le plus important de la décennie. Il s’agit d’une cryptomonnaie, c’est-à-dire d’une monnaie dématérialisée, émise dans ce cas précis par une entreprise privée. Elle n’en est pas moins une monnaie à part entière : elle permet d’acheter, de vendre et d’épargner. Vu la taille des partenaires de Facebook dans cette affaire (Uber, eBay, Booking, Spotify…), le libra pourrait faire l’objet d’une forte demande, ce qui n’était pas le cas du bitcoin. Clairement, Facebook inaugure l’ère des monnaies privées ce qui pose de redoutables questions sur la survie même de la politique monétaire, c’est-à-dire sur la capacité des banques centrales à influencer l’activité économique. Les États se sentent bousculés même s’il n’est pas évident que la stabilité monétaire et financière mondiale y perde beaucoup.
Quoi qu’il en soit, l’arrivée du libra est vertigineuse et rend encore plus brouillon le débat sur le démantèlement des Gafa. Au sein de la primaire démocrate aux États-Unis, les candidats rivalisent de mots haineux envers Facebook ou Amazon. En France, on entend de plus en plus de voix pour appeler au détour d’un article au break up de Facebook ou de Google. Cette idée de démantèlement répond peut-être à une colère qui monte mais cette idée ne fait guère de sens. En effet, l’économie des Gafa est oligopolistique par nature, et ce pour trois raisons. Premièrement, leur business model est fondé sur le numérique et le traitement de milliards de données par des algorithmes, ce qui coûte incroyablement cher. Ces entreprises consomment énormément de capitaux et sont donc astreintes à être colossales pour amortir leurs investissements. Deuxièmement, Facebook ou Amazon sont des réseaux : plus ils ont d’utilisateurs, plus les services qu’ils proposent ont de la valeur. Leur succès fait donc boule de neige. Troisièmement, le marché des Gafa est, par essence, mondial. Démantelez Amazon : c’est Alibaba qui conquerra le monde. Bref, il est difficile devoir sur quels fondements économiques et juridiques un démantèlement pourrait s’opérer et comment il pourrait le faire concrètement.
Plutôt que répéter benoîtement qu’il faut démanteler les Gafa, mieux vaudrait répondre précisément aux trois défis qu’ils posent : un défi en matière de concurrence, un défi en matière de fiscalité, un défi en matière de souveraineté. En matière de concurrence, le droit européen doit empêcher les killer acquisitions, ces achats de start-up par de grandes entreprises destinés à les empêcher de développer des innovations qui pourraient gêner l’acquéreur. En matière de fiscalité, il faut s’en remettre à l’extraordinaire travail actuellement mené par l’OCDE et qui montre que le multilatéralisme vit encore. La France se trompe en taxant unilatéralement les Gafa, ce qui hérisse nos partenaires et ce qui va augmenter le coût des services facturés par ces entreprises à nos PME, par exemple en matière de publicité. 129 pays de l’OCDE sont en train de se mettre d’accord pour instaurer à partir de 2020 une fiscalité mondialement coordonnée qui restreindra l’optimisation fiscale et taxera les multinationales là où elles réalisent leur activité. Personne ne parle de cette révolution fiscale qui est pourtant en marche et qui a reçu l’assentiment des États-Unis. En matière de souveraineté, enfin, l’Union Européenne doit canaliser l’épargne de ses concitoyens vers l’investissement dans l’innovation et mettre en place le marché unique du numérique. Les lignes Maginot européennes, et a fortiori nationales ne fonctionnent pas. L’hyperréglementation sur les données personnelles gêne surtout nos start-up, comme le montre le premier bilan, plutôt lamentable, que l’on peut tirer du règlement général sur la protection des données (RGPD). La confiance dans nos capacités d’innovation est meilleure conseillère que la haine anti-Gafa.
Article publié dans L’Express le 26 juin 2019