Théorie économique et sociologique de l’amour
Depuis quelques temps, j’ai l’impression que tout le monde divorce autour de moi. Après consultation des statistiques, c’est de mon âge. L’âge moyen du premier divorce tourne autour de 44 ans (j’en ai un peu moins). D’après les statisticiens, c’est aussi à ce moment de la vie qu’on est le moins heureux. En outre, le nombre de divorces a plus que triplé depuis les années 1970 (même s’il est stabilisé depuis 2004) avec un pic entre 4 et 5 ans après la date de l’heureux événement. Mon entourage personnel cadre avec les statistiques globales. Faut-il s’en désespérer ?
L’augmentation tendancielle du nombre de divorces résonne avec quatre autres statistiques. Premièrement, le taux de nuptialité, c’est-à-dire le nombre de mariages pour 1000 habitants, recule. Il est passé en France de quasiment 8 en 1970 à 3,5 aujourd’hui. En revanche, le « taux de pacs » progresse. Deuxièmement, le nombre de célibataires s’accroît. En France, la proportion de ménages célibataires (41,3% en 2018) va bientôt dépasser celles des couples mariés. La part des cinquantenaires qui vivent en couple est passée de 80 à 70% depuis 1990. Troisièmement, les jeunes ont de moins en moins de relations sexuelles. Il y a quelques semaines, un dossier roboratif de The Atlantic annonçait même une « récession du sexe » : les jeunes ont moins de rapports sexuels que leurs aînés, moins de partenaires et la part des abstinents chez les moins de 20 ans augmente. Quatrièmement, les gens font moins d’enfants. Le taux de fécondité ne cesse de baisser dans le monde, à 2,4 enfants par femme désormais et, depuis 2011 en France, où il est maintenant inférieur à 1,9.
Face à ces évolutions, les analystes mobilisent trois explications. Le contexte économique justifie les mises en couple tardives voire le célibat : les jeunes prolongent leurs études, arrivent tard sur le marché du travail et éprouvent des difficultés à concilier vie personnelle et professionnelle. L’explication sociologique ensuite : l’individualisme exacerbé revalorise le célibat, associé à la liberté, au détriment du couple, le mariage et la parentèle, associés à la contrainte. La technologie pourrait enfin expliquer la baisse de la fréquence des relations sexuelles : les séries addictives de Netflix et nos smartphones entrent dans les lits au détriment du sexe. Demain, avec les promesses technologiques de la « sex-tech » (robots sexuels, réalité augmentée, hologrammes…), notre demande de sexe « traditionnel » pourrait encore diminuer. Nous aurions alors moins besoin de partenaire « humain ». Davantage de célibat, moins de sexe et moins d’enfants. Quelle misère serait-on tenté de dire. La légalisation de l’homosexualité, la libération sexuelle, le mariage pour tous, la PMA bientôt : toutes ces évolutions en théorie libératrices auraient finalement débouché sur un monde austère.
Et si la réalité était finalement moins terne ? Le capitalisme nous rend plus individualistes et consommateurs, c’est vrai. Nous n’avons jamais été aussi tentés d’être infidèles voire de changer de conjoint. La durée de vie s’allonge, on voyage de plus en plus, les sites de rencontres attirent de plus en plus d’utilisateurs. La société d’hyperchoix envahit notre vie amoureuse et nous sommes libres de faire des enfants ou pas. Mais, là comme ailleurs, ne s’agit-il pas de faire « mieux » plutôt que « plus » ? Nous vivons dans des sociétés libres qui nous offrent des possibilités inédites. Cela ne nous oblige pas forcément à pratiquer le zapping amoureux. Cela nous donne surtout davantage d’autonomie dans nos choix. Nous pouvons mieux choisir notre vie intime et la corriger plus facilement quand nous faisons des erreurs. Sans oublier que, d’après une étude datant de 2004 d’économistes américains du National Bureau of Economics Research, le sexe rend heureux, mais c’est aussi le cas de la fidélité.
Article publié dans L’Express le 20 février 2019