LIVRES – Le partage, nouveau stade du capitalisme ?


20 décembre 2017

 

Voilà le livre à lire pour avoir une grille de lecture éclairée sur l’économie dite du partage.

 

 

Je ne vais pas y aller par quatre chemins : voilà un livre que j’attendais, secrètement, depuis longtemps. Car après la vague d’engouement qu’a connue l’économie du partage dans les années 2012-2014 (Anne-Sophie Novel en a fait partie en publiant deux livres à ce sujet, NDLR), nous sommes entrés dans une vague de flottement et d’interrogation dont les tenants et aboutissants n’ont jamais été nourris d’une vision très claire du sujet, que ce soit par les partisans ou les opposants de ces nouveaux modèles économiques qu’incarnent AirBnb, Uber, BlablaCar ou encore Le Bon Coin.

Un nouveau jeu de pouvoirs

Suivant les évolutions sociétales induites par le numérique, le jeune Charles-Antoine Schwerer, économiste au sein du cabinet de conseil Asteres, a mené plusieurs études sur le développement des plateformes de partage et nourri avec le temps une vision très limpide du phénomène en cours. Là où je sentais intimement fin 2013 qu’il y avait un risque que le capitalisme s’infiltre au plus profond de nos vies privées, l’auteur l’affirme haut et fort et sans détour : l’économie du partage « ouvre une ère de domination nouvelle et produit un réseau de micropouvoirs entre les utilisateurs qui contrôlent ainsi mutuellement leurs comportements ». Et autant vous dire que sa démonstration est aussi juste que concise.

S’attachant dans un premier temps à décortiquer le fonctionnement des plateformes les plus connues, il montre dans un premier temps comment les plateformes marchandes de partages ont réussi à étendre la logique de rentabilité et de profit au capital personnel. S’il différencie les plateformes qui permettent de partager des coûts de celles qui permettent de générer une certaine lucrativité, c’est pour mieux expliquer ensuite que cette notion de profit est déterminante afin de réguler les plateformes et activités qui concurrencent directement les acteurs traditionnels soumis, eux, à un ensemble de réglementations auxquelles échappent encore les particuliers producteurs de l’économie marchande.

Décortiquant ensuite les motivations (essentiellement économiques) des particuliers qui participent à cette économie, il en vient à montrer comment l’économie du partage a réussi à intégrer au coeur du capitalisme un aspect qui lui manquait cruellement, la convivialité. Reprenant alors les travaux d’Ivan Illich ou les idées du Manifeste convivialiste publié en 2013 sous la direction d’Alain Caillé, il les croise avec les apports d’autres études prouvant à quel point il on trouve souvent contradictoire de mêler motivations financières et intérêt social. Or ce conflit est contourné par les plateformes via le système d’incitation que représentent les commentaires en ligne et les notations mutuelles par les pairs.

Bilan : « la convivialité est devenue une marchandise déguisée sous les oripeaux d’un cadeau ».

Et le pire est donc à venir, car ce mode de fonctionnement induit un nouveau mode de pouvoir qui ouvre une société de contrôle par les clients qui ne fait que modifier les modes de régulation d’un marché (non plus par des barrières à l’entrée, en amont, mais par la qualité du produit fini, en aval) où « ce n’est plus seulement le producteur du service qui est contrôlé par son client, mais aussi le client qui est contrôlé par son producteur »… et nous ne sommes plus là dans une situation de pouvoir centralisé, mais «dans une profusion de micropouvoirs dont il est possible de s’extraire si l’on est prêt à payer plus ou à être exclu de certains services ». Sans parler de la qualité ainsi jugée, qui n’est pas tant celle de la qualité réelle que celle de la qualité perçue de la prestation.
Un avènement annoncé

In Fine, l’économiste s’attaque aux idées défendues par Jeremy Rifkin et Michel Bauwens (deux auteurs parmi les plus connus sur les questions de partage et de commun) en démontrant que leurs propos reposent plus sur « une prise de partie sociétale » qu’une analyse économique aboutie. Pour lui, l’imbrication progressive des sphères marchandes et non marchandes qui se développe aujourd’hui ne fait qu’annoncer l’avènement du capitalisme de partage. L’ouvrage se concluant ensuite sur ces deux phrases (« La critique ne constitue pas le long râle fatigant du décliniste mais au contraire le message excité du progressiste. Pour corriger, il faut bien nommer. »), on attend de l’auteur maintenant de proposer des pistes pour la suite !

 

Article d’Anne-Sophie Novel paru le 30 novembre 2017 dans L’info durable

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