Les Echos – Ces barbares qui sont notre avenir


15 juin 2015

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Achaque fois que l’économie entre dans une phase de mutation, c’est-à-dire tous les soixante ou soixante-dix ans, c’est la même chose. D’un côté, une grande partie des observateurs sous-estiment ou ne voient carrément pas la vague d’innovations qui se lève ; de l’autre, ceux qui voient arriver la vague, au lieu de surfer dessus, sonnent le tocsin et courent apeurés de la plage vers le village. C’est dommage, car ces moments de l’Histoire sont exceptionnels et doivent se préparer en faisant usage de la raison, en l’occurrence plus utile que les « passions tristes ».

D’un côté, une poignée d’économistes nous assènent l’air grave que la fin de la croissance est arrivée. Mais la thèse de la « stagnation séculaire » est une paresse de l’esprit. Elle relève d’une vision linéaire de l’évolution économique : la croissance a été faible ces dernières années, elle sera faible ces prochaines années ; l’innovation a été décevante, elle restera décevante. Problème : le taux de diffusion des NBPIC (nanotechnologies, biotechnologies, impression 3D – 3D Printing -, intelligence artificielle – cognitivité) court à un rythme exponentiel, c’est-à-dire lent au début puis de plus en plus rapide. C’est un grand classique de l’histoire économique : la machine à vapeur, l’automobile à moteur ou la télévision se sont diffusées à ce rythme exponentiel. Pourtant, de la même façon que certains ricanent aujourd’hui devant les promesses de la Google Car, des drones ou des robots chirurgicaux, d’autres se moquaient au début du XXe siècle de l’automobile, chère et pas encore plus rapide que le fiacre à chevaux ! Les innovations « multi-usage » issues des NBPIC arrivent. Rien ne dit que tous les pays en profiteront. Tout dépend de la pertinence de leurs politiques publiques, plus ou moins orientées vers l’innovation et la flexibilité. Mais le potentiel de changement est bien là.

De l’autre, un grand nombre d’observateurs qui voient arriver le changement considèrent que Schumpeter est mort et que, dans la théorie de la destruction créatrice, la partie « création » est hors d’usage au bénéfice d’une destruction opérée par des entreprises barbares. Depuis cinq siècles on nous refait le coup. Les copieurs-relieurs-enlumineurs avaient alerté le gouvernement français sur cet Allemand (déjà…), Gutenberg, qui allait tuer l’emploi dans le livre. Et les fabricants de chandelles de protester contre les producteurs d’ampoules, et les exploitants de fiacre contre les vendeurs de voitures… Mais Schumpeter fonctionne à chaque fois : la création de valeur ajoutée et d’emploi finit toujours par l’emporter ! Ah, mais non, nous dit-on aujourd’hui, car on voit bien qu’Uber ou Airbnb, ces « entreprises barbares », détruisent des emplois. Là encore, rien de plus faux si l’on accepte d’adopter une vision macroéconomique et intertemporelle. Oui, Uber détruit des emplois aujourd’hui chez les taxis, et Airbnb dans les hôtels. Mais être économiste, c’est être capable de discerner ce qui se voit ET ce qui ne se voit pas. Ce qu’on ne voit pas, c’est que l’argent perçu par les hôtes d’Airbnb ne disparaît pas, mais est réintégré dans le circuit économique. Ce qu’on ne voit pas, c’est que les clients d’Airbnb vont plus au musée ou au restaurant que les autres. Le progrès technique et cette soi-disant barbarie transforment avant tout. Et ce qu’on ne voit pas encore, c’est qu’Uber va devenir, dans nombre de villes du monde, l’un des principaux employeurs !

Ce sont des emplois précaires, me dit-on, car non salariés. Une meilleure compréhension du marxisme devrait permettre d’éviter de telles erreurs d’interprétation. Chaque grande vague d’innovation fait émerger des « rapports de production » différents. La machine à vapeur a débouché sur le salariat, les NBPIC donnent l’emploi indépendant. Ces « innovations sociales » ne sont pas univoques. Le salariat consistait en une aliénation par rapport aux détenteurs de capitaux financiers, mais aussi une libération par rapport à son village d’origine, à la religion, à ses parents. L’emploi indépendant aliène aux clients, mais libère de l’entreprise bureaucratique. Notre avenir est moins terne qu’il n’y paraît en première analyse si nous savons raisonner avec sagesse.