La Tribune / Comment l’économie numérique instaure une « société de contrôle »


Conseil
23 mai 2016

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« Les sociétés de contrôle sont en train de remplacer les sociétés disciplinaires » annonçait le philosophe Gilles Deleuze en 1990. Un quart de siècle plus tard, la prédiction a pris du poids. Avec le numérique, les acteurs économiques collectent des informations sur les comportements individuels puis créent des incitations pour les orienter. L’avènement du contrôle n’a donc pas été guidé par la recherche de pouvoir (comme l’imaginait le philosophe) mais par la quête de profits. Les disciples de Foucault diraient pompeusement qu’un nouveau régime de domination émerge : un vaste réseau décentralisé de contrôle des comportements apparaît.

Dans un premier temps, le numérique a permis d’étendre et de renforcer le traditionnel contrôle du consommateur sur le producteur. La vieille incitation du pourboire permettait au client de récompenser ou de sanctionner le comportement d’un serveur, d’un hôtelier, d’un chauffeur. En notant les chauffeurs sur Uber, les hôtels sur Booking, les restaurants sur Tripadvisor, l’appréciation devient publique et inter-temporelle. Un comportement « déviant », même exceptionnel, éloignera durablement les futurs clients et le prestataire doit ainsi devenir irréprochable. Un modèle d’évaluation publique (commentaire en ligne) complète et renforce un modèle de récompense privée (le pourboire).

Dans un deuxième temps, le numérique introduit une inversion du contrôle qui s’étend dorénavant du producteur vers le consommateur. Dans le monde émergeant de l’économie collaborative, le particulier qui bénéficie d’un bien ou d’un service est noté par celui qui le fournit. Le passager Blablacar, le locataire Ouicar, l’utilisateur d’Airbnb sont évalués et commentés par leurs pairs. Chacun est incité à se montrer poli, serviable, aimable, drôle et efficace pour trouver à l’avenir d’autres voitures, maisons et objets à partager. Le modèle d’incitation reste celui de l’évaluation publique mais le sens du contrôle s’inverse : l’utilisateur en devient le sujet.

Un troisième temps s’ouvre actuellement, le support du contrôle numérique change et une incitation monétaire remplace l’évaluation publique. Ce glissement, incarné par des compagnies d’assurances américaines, introduit un contrôle direct des entreprises sur le comportement de leurs clients. Avec le pay as you drive, le coût d’une assurance automobile augmente après de brusques coups de volant. Avec lepay as you live, le coût d’une mutuelle santé baisse après de réguliers footings. Foule de données permettent d’évaluer le comportement d’un client et de créer un mécanisme simple d’incitation : payez selon votre mode de vie. À terme, un client d’hôtel bruyant et sale paiera plus que son collègue calme et propre. Le contrôle de l’entreprise sur son client sort de l’évaluation publique pour introduire une incitation privée avec un modèle de pourboire inversé (la variation du prix).

Après avoir renforcé le contrôle traditionnel du consommateur sur le producteur, le numérique a permis d’étendre l’évaluation aux utilisateurs puis aux clients. Après avoir incité à optimiser son comportement par la publication de notes et commentaires, le numérique y incite par la modulation des prix. Dans la société disciplinaire, le maître d’école, le médecin, le gardien de prison ou le caporal imposaient les comportements. Dans la société numérique de contrôle, c’est l’efficience économique qui les oriente. L’évaluation publique et l’incitation privée invitent ainsi à adopter le comportement optimal pour le client, le pair, le fournisseur. Dans ce nouveau régime de domination, il n’est pas interdit d’être désagréable avec son hôte, de conduire brusquement, de fumer à outrance ou de refuser de faire du sport. L’individu reste théoriquement libre et ces comportements ont simplement un coût monétaire. En pratique, la latitude comportementale de l’individu est fonction de la taille de son portefeuille.