Huffington Post – L'Europe, si loin si près
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Voyager en Europe, l’expression semble baroque car les facilités de déplacement modernes restreignent le champ du voyage. Autrefois on voyageait de Paris à l’Auvergne, aujourd’hui dans la sierra péruvienne. Néanmoins, si le voyage est un dépaysement, alors on peut voyager en Europe, d’autant que le destin de l’Europe est de nous entraîner loin. Europe elle-même, la fille d’Agénor, fut arrachée à sa terre d’origine : selon le mythe, Europe voit grand et va loin. C’est ce qui m’apparaît de manière parfaitement nette quand je bois une bière au pied de la tour de Belém au soleil couchant. Je suis bien chez moi, en Europe, dans un pays frère, mais je suis en même temps propulsé loin, vers l’Océan inquiétant, et je rêve des plages brésiliennes. L’exigence européenne, c’est ce décentrage permanent : je suis français, portugais, anglais… mais je suis entraîné vers le Maghreb, l’Amérique, la Russie…
Mais restons à l’intérieur de l’Europe où il y a beaucoup à apprendre et c’est un paradoxe : partout en Europe je me sens chez moi, et pourtant partout en Europe je suis surpris. Je suis surpris par le street art qui recouvre les murs d’Athènes comme un exutoire à la crise. Je suis surpris par le poids du contrôle social au Danemark : j’ai failli me faire lyncher pour avoir traversé une piste cyclable en dehors des clous. Je suis surpris par la passion européenne des Espagnols : le Ministre de la fonction publique m’explique que les réformes ont été acceptées par la population parce que le pays craignait par-dessus tout une distanciation des liens avec les autres pays européens. Je suis surpris par la brutalité et l’efficacité du Gouvernement britannique. A Londres, une collègue économiste me donne un cours de politique publique à l’anglaise : ici, quand le gouvernement annonce une réforme, que l’on soit d’accord ou pas, on peut être certain d’une chose : elle sera appliquée et aura une ampleur supérieure à ce qui aura été initialement annoncé. C’est une grande différence avec la France. Je suis surpris de la largeur du spectre du débat intellectuel en Suède, de la deep ecology d’Arne Naess à l’éthique tranhumaniste de Nick Bostrom. Dans le Jura suisse, à quelques kilomètres de la frontière avec la France, conduisant dans les petites routes de montagne, je risque de piler quand la radio m’annonce tranquillement « dans le canton, la situation économique peut désormais être considérée comme parfaite ». Et je suis surpris, dérangé, terrifié par cette maison bleue, à quelques encablures de Zürich, où des personnes entrent les unes après les autres, accompagnée de famille et de quelques amis, pour se voir servir en toute légalité le pentobarbital qui mettra fin à leur vie.
Malgré toutes ces différences, partout en Europe je suis chez moi. Il existe dans notre continent une unité de valeurs qui nous distingue des asiatiques ou des Américains et qui transcende la distinction religieuse entre catholiques et protestants. Bien sûr nous partageons des valeurs universelles comme l’amour de la liberté et de l’égalité. Mais cela ne nous distingue par, par exemple, des Américains. Pourtant, bien que j’aime l’Amérique, je ne me sens pas chez moi à Atlanta. A Varsovie, à Madrid ou à Manchester si. C’est qu’il y a deux différences cruciales entre l’Europe et les Etats-Unis. En premier lieu, l’Europe est une vieille dame. Les Etats-Unis sont nés à la fin du 18ème siècle. Certes l’unité allemande a eu lieu quasiment un siècle plus tard mais la constitution de l’Allemagne est un réarrangement institutionnel, un redécoupage et une fusion d’Etats existants. Le poids du passé n’est donc pas le même de part et d’autre de l’Atlantique. Ce qui frappe quand on voyage, c’est la densité des lieux historiques auxquels les Européens sont attachés. Dans quasiment toutes les capitales européennes, l’histoire est présente. Les Européens ont les yeux fatalement tournés vers le passé. Ils doivent donc faire un effort particulier pour les tourner aussi vers l’avenir.
Le deuxième fait historique majeur qui distingue l’Europe des Etats-Unis, ce sont les guerres du 20ème siècle qui ont ébranlé la conscience européenne au point d’y instiller un doute permanent sur la validité du progrès comme garde-fou contre l’immoralité. Nous, Européens, savons que la technologie est neutre. Elle n’apporte rien d’autre que ce qu’on en fait. La guerre consomme d’innocentes innovations civiles : la chimie n’a-t-elle pas enfanté le gaz moutarde, la physique atomique Hiroshima et Nagasaki et l’aviation Dresde ? Les guerres du 20ème siècle nous apprennent le caractère définitivement neutre de la technologie, qui peut être utilisée, au choix, pour le meilleur ou le pire. Le progrès moral doit lui-même se construire en dehors de la technique et de l’économie. Il doit encadrer l’une et l’autre.
Les Européens sont soucieux des conséquences de leurs actes car ils tirent des enseignements du passé et aiment leur présent. C’est pourquoi, dans le domaine des OGM ou du gaz de schiste, la plupart des pays du continent sous-pèsent le pour et le contre. La France refoule et refuse les recherches. Certains pays hésitent. L’hésitation n’est pas mauvaise si elle est au service de la prudence. Refouler parce qu’on a peur est stérile, autant que se précipiter tête baissée. L’Amérique est peut-être le continent du risque. L’Europe doit être, non pas celui du risque, non pas celui de la précaution (qui porte sur les fins) mais celui de la prudence (qui porte sur les moyens). Notre continent peut être aussi celui de l’éthique. Nous, Européens, cherchons à mettre en cohérence l’ordre technico-économique et l’ordre moral. Pour évoquer un sujet difficile, nous pouvons accepter l’eugénisme, mais avec prudence, pour ne pas donner naissance à des enfants atteints de maladie incurables, mais pas pour choisir leur sexe, la couleur de leurs yeux ou leur quotient intellectuel. L’Europe est techniquement en retard et moralement en avance. Cette situation est préférable à l’inverse car elle est plus aisée à régler. Elle ne condamne pas notre avenir et il faut en être fier. L’Europe est le seul continent à pouvoir réconcilier les différentes formes de progrès. Le plus grand ennemi de notre continent, c’est la peur qui, chez nous, est toujours en veille, prête à resurgir sous forme de romantisme ou de nationalisme.
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