Franz Liszt, les filles qui s’évanouissent et le piano : une esquisse d’analyse historico-économique
Franz Liszt est décédé le 31 juillet 1886 à 75 ans, il y a donc tout juste 130 ans. Au moment de sa naissance, l’espérance de vie de la population ne dépassait guère 40 ans. Mais Liszt avait pour ainsi dire tout pour vivre longtemps : une activité intellectuelle intense, une vie sociale et sentimentale particulièrement riche et un succès populaire et financier immense. L’histoire de l’art manque cruellement d’une « histoire matérielle » qui étudierait la peinture, la sculpture ou la musique dans le contexte économique d’une époque et non pas seulement esthétique, intellectuel ou moral. Marx aurait pu le faire mais je ne crois pas qu’il s’intéressait beaucoup à l’art. Il y consacre un paragraphe dans sa Critique de l’économie politique mais, à ma connaissance, c’est tout. Dans L’Esthétique, Hegel contextualise avec génie l’art antique ou la peinture hollandaise, mais son idée fondamentale est d’enchâsser l’histoire de l’art dans celle de la philosophie, sans liens (directs en tous cas) avec l’économie. Chez les contemporains, Luc Ferry analyse l’art contemporain comme superstructure d’un capitalisme qui ne survit que par l’innovation, actualisant en cela la méthode marxiste. Dans le domaine de la musique, l’historien britannique Tim Blanning, qui a publié en 2008 The Triumph of Music (Harvard University Press), nous propose une histoire de la musique inédite, à partir de cinq entrées : le statut du musicien à travers les âges, le statut de la musique elle-même, les salles de spectacle, la technologie et la politique. Les informations qui suivent émanent en partie de cet ouvrage et aussi de la biographie de Liszt par Bruno Moysan. Ces livres permettent de tenter d’éclairer le « phénomène Liszt » à la lumière de l’économie, mais ce n’est là qu’une esquisse.
Liszt est la première « superstar » de la musique, le premier interprète et compositeur pour lequel les jeunes filles hurlent lors des concerts, jettent des offrandes sur scène, récupèrent des mèches de cheveux et s’évanouissent. Le terme Beatlemania a été précédé d’une bonne centaine d’années par celui de Lisztomania, inventé par Heinrich Heine dans sa recension de la saison musicale 1844. C’est que, en plus d’être un immense pianiste (transposer la Symphonie Fantastique au piano est irréel, Berlioz n’aimait pas le piano) et un grand compositeur, Liszt était un homme de communication. Il est l’un des premiers artistes à avoir compris le rôle de l’image, grâce à l’invention de la lithographie à Prague en 1798. A partir des années 1850, il s’est fait beaucoup photographier. Sur scène, il disposait de deux pianos pour pouvoir montrer ses deux profils. Liszt savait que, pour séduire le public (y compris les hommes), il faut être aimé des jeunes femmes. Paganini l’avait précédé en construisant (ou tout au moins en laissant construire) une image légendaire et sulfureuse d’homme à femme. Liszt en jouera carrément, sans cacher, bien au contraire, son immense confiance en lui, mais en conservant une grande proximité avec son public. Il savait que, pour être reconnu et connu il fallait, en plus d’une œuvre, faire preuve d’une attitude précise et se produire énormément, et pas seulement dans un seul pays. Entre 1838 et 1846, Liszt donna plus de 1000 concerts dans toute l’Europe. Edison n’avait pas encore inventé les appareils d’enregistrement mais peu importe. Encore aujourd’hui, un musicien digne de ce nom doit tourner quasiment sans arrêt, et un intellectuel doit conférer tout le temps, y compris en dehors des frontières de son pays natal… Liszt était aussi un homme de réseau, ami de Balzac, Sainte-Beuve, Dumas, Heine évidemment, Hugo ou Georges Sand et des journalistes. Il considérait qu’un artiste devait aussi être un intellectuel et un homme du monde. En 1836, à son arrivée dans un hôtel de Chamonix, il se déclara sur le formulaire « musicien-philosophe en transit du doute vers la vérité ». L’entre-soi et la mégalomanie ne datent pas d’hier, et ces défauts pardonnables peuvent encore être mis au service d’une grande ambition, artistique ou autre. Du point de vue du statut du musicien, Liszt fait la transition entre Beethoven, un grand maître adulé mais placé sur un piédestal, et Wagner, première « star intégrale ».
Cet enchaînement Beethoven-Liszt-Wagner n’est pas indépendant de la situation économique globale. Beethoven est né au tout début de la révolution industrielle (en 1770) et il est mort (en 1827) quand la croissance économique s’est envolée, après la fin des guerres napoléoniennes. Liszt est le premier grand musicien à avoir vécu dans une économie moderne, c’est-à-dire une économie où la croissance du PIB par habitant s’élève durablement et où une classe moyenne se constitue. Avant la révolution industrielle, seuls les aristocrates allaient au concert et seuls les intellectuels s’intéressaient aux débats artistiques (la querelle des bouffons agite Paris entre 1752 et 1754). Mais à partir des années 1820, l’élévation du niveau de vie en Europe a une conséquence majeure pour les artistes et les musiciens en particulier : la demande pour les loisirs augmente puisque les besoins primaires (alimentation, habillement et logement) sont de mieux en mieux satisfaits. La musique n’est plus un mode d’expression religieux (Bach) ou nationaliste (Lully) mais elle est appréciée par la bourgeoisie moyenne pour ce qu’elle est : un plaisir et un signe de distinction sociale. La croissance, la modernisation des infrastructures de transport et l’urbanisation entraînent une explosion des ouvertures de salles et concert. Et, dans les années 1830-1840, presque toutes les familles aisées viennoises avaient acquis un piano et, à Paris même, la plupart des restaurants et des hôtels s’en étaient procuré un. La manufacture Pleyel est créée à Paris en 1807. Elle emploie 20 personnes en 1825 et 250 en 1835. Dans les années 1860, elle produit 1000 pianos par mois. Encore aujourd’hui, elle est une marque de référence pour les amateurs (j’ai un Pleyel chez moi…). Et, déjà, la critique du capitalisme monte : le piano pour tous tue la musique de chambre, le piano met la musique à la portée de n’importe qui, le piano substitue la valse à la sonate…
Liszt, compositeur facile pour midinettes des classes moyennes ? Oui, il intégrait dans ses concerts des « medleys » et des « reprises ». Oui il considérait que la musique ne suffisait pas et que l’image et la communication avaient un rôle à jouer. Certains critiques musicaux lui en font encore le reproche aujourd’hui. Sans comprendre que ce comportement était rendu obligatoire par les lois de l’économie.
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9 août 2016Mon billet sur Liszt ayant suscité un intérêt inattendu, je m’arrête aujourd’hui sur Wagner. Il y a un petit prétexte…