Chroniques de San Francisco
Pendant que la France suffoquait, j’éprouvais concrètement la célèbre phrase de Mark Twain : « le pire hiver de ma vie, je l’ai vécu un mois d’août à San Francisco ». Ici, on ne vit pas le réchauffement climatique. Les incendies qui sévissent dans cet État, bien que spectaculaires, ne sont pas plus nombreux que par le passé. A San Francisco, la lutte contre le réchauffement climatique fait simplement partie de la panoplie progressiste qu’il faut porter sur soi, au même titre que la défense des minorités, le féminisme et l’anti-trumpisme. La ville n’a pas eu de maire républicain depuis 1964 et le candidat de ce parti a récolté moins de 3% des voix aux dernières élections. La maire élue ce mois de juillet, London Breed, est une femme noire démocrate qui connut une enfance dramatiquement difficile.
Écologie oblige, à San Francisco, tout se recycle ou presque : les déchets organiques, en particulier la nourriture, vont dans la poubelle verte, les déchets recyclables dans la bleue et le reste (presque rien en fait) dans la noire que Recology, l’entreprise qui gère le recyclage, loue plus cher que les autres. Recology effectue des contrôles et peut en théorie appliquer des amendes. Cette politique volontariste fonctionne bien : les habitants jettent certes encore beaucoup mais 80% des déchets sont recyclés (trois fois plus qu’à Paris) et de nombreux agriculteurs locaux utilisent un compost issu des poubelles et transformé dans l’usine Jepson Prairie Organics. L’écologie n’est pas la décroissance. Le recyclage exige des investissements colossaux et des emplois. Comme toujours aux États-Unis, il faut néanmoins se méfier d’un marketing performant : une partie des déchets recyclés est exportée en Chine. Quoi qu’il en soit, le recyclage fait partie des 1 001 innovations qui contribueront à rendre « our planet great again ».
Dans cette ville pauvre en transports publics, la mobilité écologique se cherche encore. Elle pourrait passer par des voitures électriques autonomes en autopartage. Du côté de Palo Alto, le cœur de la Silicon Valley, la ville de l’Université de Stanford, au sud de San Francisco, on croise quelques voitures sans chauffeur à l’essai. Elles se reconnaissent facilement à leurs nombreux capteurs et parce qu’elles sont d’une prudence redoutable, surprenante et donc presque dangereuse pour les conducteurs humains. La révolution de la voiture autonome va au-delà de la question des transports, raison pour laquelle une entreprise comme Apple en développe, sans vouloir se transformer en constructeur automobile. Investir dans ce domaine oblige, d’une part, à réaliser un bond technologique gigantesque en intelligence artificielle et permet, d’autre part, de récupérer des milliards de données issues de nos routes, lesquelles sont valorisables de la même façon que Google ou Facebook valorisent nos recherches. S’il existe une guerre économique, c’est la guerre des data. Américains et asiatiques l’ont parfaitement compris. L’Europe reste obsédée par la protection du consommateur et les questions éthiques et se condamne à devenir progressivement un spectateur de l’Histoire.
Si l’Europe se projetait dans l’avenir et acceptait de passer d’une logique pacifiste à une logique de puissance, elle pourrait pourtant devenir un paradis sur terre. Car, en Europe, on ne veut pas laisser, comme on le voit à San Francisco, des milliers de « homeless », souvent atteints de maladies mentales, dans les rues. Car, en Europe, on n’entasse pas, comme en Californie, des centaines de personnes dans les couloirs de la mort. Car, en Europe, le politiquement correct n’a pas encore tout codifié et les relations entre les femmes et les hommes restent plus décontractées qu’aux États-Unis. Car, en Europe, on ne risque pas le Big One, ce tremblement de terre d’une magnitude telle que tout le monde n’y survivra pas.
Article publié dans L’Express du 8 août 2018