L’indispensable droit de la concurrence


11 octobre 2017

Google est accusé de pratiques anticoncurrentielles par Bruxelles. afp.com/JOSH EDELSON

 

La révolution d’octobre a un siècle. C’est aussi en 1917 que Lénine exposa sa doctrine économique dans un livre intitulé L’impérialisme, stade suprême du capitalisme. Cet ouvrage fut presque aussi important que le Manifeste du Parti Communiste de Marx et Engels. Il s’articule autour de huit arguments.

1. La libre-concurrence entraine la concentration de la production et la formation de monopoles.

2. Ces monopoles renforcent l’exploitation des travailleurs.

3. L’imbrication de l’industrie et de la finance entraîne la concentration financière.

4. Les banques finissent par contrôler toute l’économie.

5. Le monde passe sous domination financière.

6. L’exportation du capital se substitue à l’exportation de marchandises, vers les colonies puis le « tiers-monde ».

7. Le monde se partage entre une poignée de puissances capitalistes.

8. Un « repartage » des richesses se peut plus se réaliser que par la guerre.

L’argumentation léniniste est presque toujours fausse. La concentration financière existe mais elle est liée, avant tout autre chose, aux protections conférées par les États et qui sont proportionnelles à la taille des établissements financiers. Historiquement, les individus plus pauvres ont beaucoup plus bénéficié de la croissance économique que les plus riches. Le capital des pays développés s’exporte bien vers les pays émergents mais c’est justement ce mouvement qui a arraché au XXe siècle des milliards d’individus à la pauvreté. Enfin, comme le montre notamment Steven Pinker chiffres à l’appui, le monde s’est pacifié avec l’extension de la démocratie libérale.

 

Ce ne sont pas de purs monopoles qui sont à craindre mais des positions dominantes.

Le problème, c’est que l’argumentation léniniste n’est pas à ranger dans une bibliothèque au rayon de l’histoire des idées. Elle est couramment utilisée dans le débat public. En France, Onfray, Zemmour ou Badiou, imperméables à la réalité, écrivent, sans avoir pris la peine de consulter quelques chiffres, que la mondialisation est l’instrument oppressif des riches contre les pauvres, que la finance commande le monde et que la compétition économique mène à la guerre totale. L’avantage de la pensée systématique, c’est sa simplicité. Ainsi, pour ces auteurs, la chaine de tous les problèmes humains peut être remontée suivant la logique léniniste : le problème X est causé par la mondialisation, laquelle a pris un tour encore plus dangereux depuis qu’elle est aussi financière. Cette vulgate est reprise sans plus de sophistication par les Insoumis et le Front National. Voilà qui, au moins, épargne la fatigue de la réflexion.

Il y néanmoins un point sur lequel Lénine, avec d’autres marxistes, n’est pas complètement à côté de la plaque : c’est celui de la concentration économique. La structure industrielle de l’économie du numérique et de l’intelligence artificielle est oligopolistique. Les coûts fixes et les effets de réseau confèrent une prime aux grandes entreprises. Alors que, depuis la révolution industrielle, on s’était habitué à voir des entreprises perdre en efficacité à mesure qu’elles grandissaient, il se produit désormais l’inverse. Une entreprise qui court se déleste de son poids, se muscle, et accélère. Ce ne sont pas de purs monopoles qui sont à craindre mais des positions dominantes, c’est-à-dire des marchés où une grande entreprise s’étend latéralement (elle gagne des clients) et verticalement (elle achète ses fournisseurs). Cette économie nous éloigne de l’idéal de concurrence pure et parfaite. Elle dessine des marchés aux frontières mouvantes, partagés par des entreprises dominantes qui ont les moyens de décourager l’arrivée de nouveaux concurrents. Sur ce point précis, et par hasard, Lénine avait de l’avance. Mais dans un tel contexte, c’est le droit de la concurrence, et non la lutte des classes, qui est le meilleur allié du progrès social.

 

Article publié dans L’Express du 4 octobre 2017