Les Echos / S'inspirer des pilotes de ligne pour diriger une entreprise


aéronautique avion entreprise Les échos management Nicolas Bouzou pilote de ligne
5 décembre 2013

Depuis les années 1970, la théorie dite « de l’agence » a montré l’existence de conflits d’intérêts entre les propriétaires de l’entreprise, plutôt intéressés aux profits, et les managers, plutôt intéressés au chiffre d’affaires, ou les employés, plutôt intéressés aux salaires… Une organisation qui fonctionne bien doit inventer les incitations contractuelles qui permettent d’aligner les intérêts des uns et des autres. La crise financière de 2008 a rappelé qu’il y avait loin de la coupe aux lèvres, mais la théorie a eu le mérite de mettre tôt (Adam Smith en parlait déjà au XVIIIe siècle) le problème sur la table.

La question de la relation entre un président d’entreprise et son directeur général (ou plus généralement son comité de direction) a été moins souvent posée. Pourtant, quiconque fréquente assidûment l’entreprise sait que les présidents peuvent être autocrates et les comités de direction se comporter comme des cours. En résultent des décisions sous-efficientes, parfois catastrophiques. De façon trop méconnue, les cockpits des avions qui emmènent les dirigeants mondialisés sont très en pointe dans les techniques managériales qui visent à organiser une relation commandant-copilote qui débouche sur des décisions optimales. En effet, dans l’obligation morale et financière d’assurer une sécurité maximale, les compagnies aériennes ont considérablement innové au cours des trente dernières années. A ce titre, de nouvelles méthodes de management sont apparues, dont les dirigeants d’entreprise pourraient se saisir avec profit.

Le constat des spécialistes de la sécurité aérienne est simple : la technique ne pourra jamais supplanter l’homme. Et si « l’erreur est humaine » presque par définition (même les ordinateurs de bord sont programmés par des individus), il convient de réduire son occurrence. Deux sources principales d’erreurs ont alors été identifiées : les biais cognitifs et l’action précipitée.

Les biais cognitifs sont les illusions du cerveau : parce que nous sommes mal informés, trop sûrs de nous ou que nous ne voulons voir la vérité, nos jugements sont faux. C’est le pilote qui imagine la piste plus longue qu’elle ne l’est ou Kodak, qui découvre la photo numérique mais persiste dans l’argentique. Pour surmonter ces biais, il existe une méthode traditionnelle : rencontrer les points de vue. C’est l’ancestral rôle du conseiller.

Seulement, là où les pilotes sont révolutionnaires c’est qu’avec eux tout second est responsabilisé au maximum. Les boîtes noires ont révélé que, dans nombre d’accidents, ce n’était pas le commandant qui n’écoutait pas le copilote mais plutôt le copilote, qui n’osait faire part de ses doutes ! Une innovation managériale majeure est donc née : l’obligation de contrôle mutuel. Le directeur aurait ainsi le devoir de donner son point de vue sur les choix du président. L’enjeu est alors, comme chez les pilotes, de trouver le bon dosage entre appropriation culturelle du contrôle mutuel, procédures d’application et autorité du commandant qui décide en dernier ressort et reste responsable ultime de l’avion.

Deuxième point clef : anticiper plutôt qu’agir dans la précipitation. Pour cela, un équipage évalue en permanence les menaces auxquelles il peut être confronté et les erreurs potentielles qu’il pourrait commettre. Il met ensuite en place des stratégies pour en réduire le risque d’occurrence et les conséquences éventuelles. Il ne s’agit pas pour les dirigeants d’entreprise de prévoir parfaitement un environnement plus incertain que l’environnement aéronautique. Mais il est possible d’être en état de vigilance permanent et, surtout, d’anticiper en continu nos faiblesses potentielles. Si je prends telle décision d’investissement, quelles sont les erreurs possibles et, surtout, quels plans B ? Les pilotes disent « être devant l’avion ». Les dirigeants doivent être « devant l’entreprise ». Lorsque nous posons un choix, demandons-nous quelles erreurs nous pourrions faire. Alors, nous dirigerons comme un pilote et le taux de défaillance des entreprises suivra la même direction que celui des accidents dans le transport aérien : structurellement à la baisse.

Rédigé par Nicolas Bouzou (directeur-fondateur d’Asterès) et Jérôme Schimpff (commandant de bord A320).
Publié dans Les Echos du 04 Décembre 2013, page 10. Accéder à l’article sur le site Les Echos.fr

Continuer la lecture