Huffington Post / Marx et les NBIC


22 septembre 2015

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Les faits changent mais les grandes théories restent. C’est pourquoi la fréquentation de Darwin (Charles, mais j’aurais pu citer le grand père Erasmus), Smith, Schumpeter, Nietzsche ou Marx est indiquée. Ces auteurs nous accompagnent dans la compréhension de la grande révolution industrielle qui a tout juste commencé, celle des NBIC (nanotechnologies, biotechnologies, informations et sciences cognitives) mais elle nous aide aussi à mieux la vivre. Ces penseurs voient larges, à la fois techniciens d’une discipline (ils comprennent ce qui advient) et philosophes (ils nous donnent des clés pour agir). En particulier la scission entre économie et philosophie semble consommée. Il faudra néanmoins y revenir ce qui va heurter les esprits étroits.

Les noms cités ont tous une réputation sulfureuse, sans doute parce qu’ils ne sont plus vraiment lus, victimes de l’étiolement de la culture. On associe bêtement Schumpeter au libéralisme, Nietzsche au nihilisme (alors que toute son œuvre est une critique du nihilisme), Darwin à l’oppression des faibles par les forts (idée fausse de bout en bout) et Marx au socialisme. Or Marx est un théoricien du socialisme contestable. Il est en revanche un remarquable théoricien du capitalisme et, plus exactement, du mode de fonctionnement de l’entreprise capitaliste. Là où le péché des économistes sera, longtemps encore après Marx, de concentrer leur analyse sur le marché (d’où vient le prix ? comment se forment l’offre et la demande ? la concurrence est-elle toujours efficace ?), Marx pénètre à l’intérieur même de l’entreprise, pour comprendre comment s’articulent les rapports entre individus et comme se forme la valeur. C’est en connaissant (notamment grâce au savoir de son ami Engel) et en comprenant l’entreprise qu’il déroule une science sociale riche pour comprendre le 21ème siècle des NBIC.

Marx aimait la « vie réelle ». Il a sans cesse réalisé des allers retours entre sa pensée et la réalité. Comme il était fasciné par l’électricité de la place de la Concorde, lorsqu’il vivait rue Vanneau, à Paris, entre 1843 et 1845, il adorerait l’intelligence artificielle et la génétique et en comprendrait l’extrême importance. Son legs le plus important pour les implications des NBIC réside dans sa méthodologie, dans le lien entre ces innovations et la société, ce que l’on appelle la « conception matérialiste de l’histoire » résumée dans l’une de ses phrases les plus connues : « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, mais leur existence sociale qui détermine leur conscience » (1). Ce qui détermine le cours de l’histoire, ce sont les technologies, les rapports sociaux, c’est, au fond, ce que vivent les gens plus que ce qu’ils pensent. Idée trop simple pour être totalement vraie mais Marx veut renverser la logique couramment admise et naïve selon laquelle seules les idées guident le monde. Typiquement, les conditions matérielles dans lesquelles vivent les ouvriers au début du 19ème siècle les amènent à revendiquer des droits, par opposition aux intérêts de court terme des capitalistes. Cela ne signifie pas qu’ils ne s’intéressent pas à leurs amours, à leurs enfants ou à leurs passions diverses et variées. Cela signifie que la réalité concrète de leur vie les conduit à développer une conscience de classe qui les guidera vers certaines idées, en l’occurrence les idées socialistes, un fait désormais historiquement avéré. Comme le résume de façon lumineuse Karl Popper, admirateur de Marx mais non marxiste : « les facteurs psychologiques jouent un rôle, mais souvent très secondaires par rapport à ce que l’on peut appeler la logique de la situation » (2).

Le point de départ de la pensée marxiste se situe donc logiquement dans les « forces productives » matérielles, jargon qui recouvre les techniques de production : moulin, machines, ordinateurs, intelligence artificielle… Ce sont ces forces productives, que Marx appelle « l’infrastructure », qui vont déterminer les « rapports sociaux » : échange de bons procédés comme sous la société féodale, salariat dans la société capitaliste, flexibilité du travail (travail indépendant) dans la société contemporaine… Cette idée, il la résume dans sa célèbre formule extraite de son ouvrage Misère de la Philosophie (en 1847): « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel ». Aujourd’hui on dirait : « les NBIC vous donnent le travail indépendant ». Ces rapports de production génèrent la formation de « classes sociales ». Hier les salariés (prolétaires) étaient exploités par les détenteurs de capitaux (bourgeois). Mon hypothèse, c’est que les NBIC généralisent le travail indépendant et que l’opposition entre « gros » et « petits » ne fait plus sens. Ce qui importe désormais, c’est la capacité à utiliser un savoir pour se différencier des machines. Ainsi ce sont ceux qui savent utiliser ce savoir (les « manipulateurs de symboles ») qui exploitent les autres. Au passage, nos socialistes français pensent que les inégalités se réduisent par la redistribution fiscale alors que le sujet, c’est l’éducation. Ils sont restés bloqués à la première révolution industrielle.

La puissance marxiste va bien au-delà de la théorie de l’exploitation d’une classe par une autre. Son matérialisme historique nous rappelle que, si les rapports de production changent, ce sont toutes les « superstructures » qui évoluent. Les classes dominantes (par exemple aujourd’hui les manipulateurs de symbole de la Silicon Valley) pensent, réfléchissent, agissent en fonction de leur « conscience de classe ». La politique, le droit, les arts, la philosophie, les religions reflètent la volonté de la « classe dominante ». Par exemple, les problématiques liées à la santé et à la recherche de l’immortalité vont considérablement se développer ces prochaines années, sous l’impulsion des « transhumanistes » californiens (en Europe on les trouve surtout en Suède et au Royaume-Uni). Problème : au départ d’un nouveau cycle d’innovations, exactement comme aujourd’hui, les anciennes classes dominantes veulent conserver leur pouvoir et les nouvelles veulent le prendre, exactement comme l’aristocratie sicilienne a dû mal à céder la place à la bourgeoisie dans le Guépard de Visconti.

La superstructure est donc inerte, car l’ancienne classe dominante veut conserver son influence. Mais le progrès technique, qui détermine l’état des « forces productives », évolue sans cesse. Le conflit se résout finalement chez Marx, non pas par un grand bal de réconciliation mais par une révolution. Bien sûr, les révolutions sociales sont sans doute évitables, mais là encore, Marx fait preuve d’une redoutable audace d’esprit : beaucoup des difficultés sociales que connaissent nos sociétés aujourd’hui proviennent du décalage entre des évolutions économiques rapides (l’infrastructure change vite) et des conditions politiques et juridiques qu’on dirait gravées dans le marbre. On perçoit aisément la fécondité du matérialisme historique, à une époque où le progrès technique est sur le point de générer une vague de « destruction créatrice » colossale. Marx ne nous dit rien de moins que la chose suivante : les NBIC vont redéfinir les rapports de production, entraîner la formation de nouvelles classes sociales, et, sans doute au prix d’une révolution, changer la politique, le droit, la philosophie et l’art ! Qui dira que Marx est périmé ?

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