Huffington Post / Faut-il sacrifier le passé pour innover ?


28 septembre 2015

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Joseph Schumpeter, sans doute le plus grand économiste du XXe siècle, nous tire en 1942 ce coup de bazooka entre les deux yeux: « le nouveau ne naît pas de l’ancien mais à côté de l’ancien et lui fait concurrence jusqu’à le tuer ». L’idée fera date car ses implications sont d’une profondeur abyssale. Depuis les travaux d’après-guerre de Robert Solow, on sait que la croissance économique d’un pays sur le long terme ne peut provenir que du progrès technique, c’est-à-dire de l’innovation dans les entreprises.

Mais attention, nous dit Schumpeter, l’innovation est une arme de destruction massive de tout ce qui est ancien. L’innovation n’ajoute pas, elle remplace. Dans ces conditions, la croissance n’est pas une mer joliment animée par un vent constant, mais un chaos dans lequel des forces se déchainent en tous sens et où, in fine, les anciens laissent la place aux jeunes. Si l’on relie les travaux de Schumpeter avec la pensée de l’historien Français Fernand Braudel, on comprend pourquoi le barycentre de « l’économie monde » se déplace à chaque nouvelle révolution industrielle. C’est parce que Schumpeter inclut aussi une composante géographique: de nouveaux lieux de production prennent la place d’anciens. Venise, Liverpool ou Detroit en savent quelque chose.

Mais voilà que la théorie économique ne suffit plus et que nous devons faire appel à l’histoire et à la philosophie. Car pour nous, citoyens de la vieille Europe, la question incarnée est: pouvons-nous être un continent de croissance et d’innovation en conservant une part de notre passé? Pouvons-nous avancer par la réforme et non par la révolution? Pouvons-nous contourner la table rase de Descartes et Rabaud Saint-Etienne et son quasi-schumpétérien « Pour rendre le peuple heureux, il faut le renouveler, changer ses idées, changer ses lois, changer ses mœurs, changer les hommes, changer les choses, changer les mots… Tout détruire; oui tout détruire puisque tout est à récréer »[1]?

La réponse n’est certainement pas à chercher du côté de ceux qui veulent nous enfermer dans le présent ou tenter de nous faire remonter vers le passé. Ceux-là ont un programme certes cohérent mais réactionnaire: protectionnisme, hyper-réglementation, politiques industrielles étatiques, recentralisation, fin de l’immigration, sortie de l’Union Européenne… Ils nous promettent le déclin dans une plus grande égalité. Ils sont à prendre très au sérieux car les partis d’extrême-droite, qui incarnent politiquement ce courant, reçoivent dans le monde développé une audience inégalée de la part de populations déboussolées et qui se détournent des partis traditionnels qui ont souvent intellectuellement démissionné.

Il semble que pour ceux qui se veulent progressistes et refusent tout à la fois le retour au passé et la révolution, la réponse se situe deux niveaux: celui des organisations et celui des valeurs. Les organisations d’abord. Contrairement à la règle édictée par Schumpeter, il est sans doute possible de faire passer les organisations existantes d’un cycle d’innovations à l’autre. Bien sûr, on voit bien que les importantes capitalisations boursières du moment (les GAFA, auxquelles on peut ajouter des sociétés comme Tesla ou Whatsapp) sont des entreprises récentes – (à l’exception notable d’Apple). Mais certains travaux économiques récents, comme ceux de Christopher Tonetti à Stanford, montrent que, du point de vue micro comme macroéconomique, l’imitation des jeunes entreprises qui innovent par les plus anciennes peut être une stratégie payante. Ainsi, il existe dans nos pays des gains de productivité latents énormes dans nos entreprises traditionnelles si elles sont capables de s’ouvrir sur le monde et sur les meilleures technologies étrangères pour les importer. Nos vieilles industries doivent se robotiser, nos vieux commerces doivent passer au multicanal, nos vieux artisans doivent utiliser des imprimantes 3D (y compris les artisans d’art), nos vieux hôpitaux doivent investir dans le séquençage du génome et la robotique… Certes nous ne serons pas les initiateurs de ces innovations mais après tout faisons fi de notre orgueil, l’important est qu’elles existent et que nous en profitions, fusse avec un peu de retard.

Les valeurs ensuite. Le goût du progrès n’empêche pas un certain conservatisme. Un regard affectueux vers l’histoire, une solidarité publique prononcée, une extrême précaution quant au maniement des armes, le culte de la beauté des arts et des paysages: voilà ce qui caractérise l’Europe et, peut-être plus encore pour les deux premiers traits, la France, et qui explique la dépense publique élevée, la fiscalité lourde, un écologisme maladroit, la difficulté à intégrer dans notre économie des innovations aussi radicales que celles liées aux NBIC, la place de la réflexion sur l’éthique, parfois inhibitrice quand elle prend la forme extrême d’une principe de précaution constitutionnel appliqué avec zèle, mais aussi le refus absolu du port d’arme ou de la peine de mort… Ces valeurs-ci ne sont pas universelles, c’est pour cela qu’elles nous sont propres à la différence de l’humanisme ou de l’amour de la liberté dans leurs acceptions la plus large. Mais les valeurs européennes n’empêchent pas l’innovation Schumpétérienne si elles sont assumées et utilisées avec discernement. Britanniques, Suisses ou Suédois, si attachés à certaines de leurs traditions et en même temps si enclins à innover ne nous montrent-ils pas de ce point de vue un chemin fécond, un chemin tout européen?