Attentat de Manchester : c’est le cœur historique, culturel et social de l’Europe qui a été frappé


Europe Manchester Terrorisme
30 mai 2017

© OLI SCARFF/AFP

 

Manchester, c’est le cœur historique, intellectuel, culturel, social de l’Europe. D’où la rage qui, depuis un an ne m’a pas quitté, de voire le Royaume-Uni sortir de l’Union. D’où la tristesse, aujourd’hui, de constater que ce n’est pas une ville comme une autre qui est frappée par le terrorisme, mais un emblème de la civilisation occidentale qui incarne le libre-échange, la destruction-créatrice, la technologie, le féminisme, le syndicalisme, la pop musique, la bière bue sur le trottoir, le football… tout ce que des islamistes fanatiques peuvent haïr, tout ce que des européens peuvent adorer, est présent à Manchester à la puissance 10, comparé au reste du continent

Manchester, ville de liberté.

Le 16 août 1819, des dizaines de milliers de Manuciens défilent dans le St Peter’s Field pour demander « More Rights For Man » et, plus prosaïquement, une meilleure représentation du nord du pays au Parlement. Les soldats volontaires tentent de disperser la foule à coups de sabre et d’arrêter les organisateurs de la manifestation. Les désordres durent plusieurs jours et dégénèrent en émeutes violentes. Le « massacre de Peterloo » (en référence à Waterloo, l’humour anglais ose tout) aura fait 15 morts et 650 blessés. Il aura notamment débouché sur la création du Manchester Guardian, aujourd’hui le Guardian. En 1815 le gouvernement britannique avait instauré les « corn law », système de taxation des grains étrangers pour en limiter les importations. Comme toujours avec le protectionnisme il s’agissait de protéger les puissants (les grands exploitants agricoles). Comme toujours avec le protectionnisme il frappa les plus faibles (les ouvriers de faible condition qui durent payer leurs denrées plus chères). L’association anti-corn law fut formée en 1838 avec ce slogan plein de sagesse : « la liberté du commerce entre les nations » (« Free trade between nations »). Fait rarissime dans l’histoire, on construisit en 1840, à Manchester, une halle pour accueillir les rassemblements de l’association. On la baptisa le free trade hall. C’est dans cette halle que Lydia Becker organisa entre 1867 et 1890 des réunions militantes en faveur du droit de vote des femmes. Le 4 juin 1976, les Sex Pistols donnèrent ici le concert qui eut peut-être le plus d’influence sur l’histoire de la pop bien que l’assistance fut composée de moins de 50 personnes. Morrissey, Ian Curtis, Pete Shelley, Tony Wilson y assistèrent. Tous contribuèrent à l’histoire contemporaine de la musique.
Manchester, ville d’innovation.

Le Nord de l’Angleterre sonne désindustrialisation car l’opinion publique européenne a gardé l’image des fermetures de mines et d’usines des années 1980. C’est oublier que Manchester est fondamentalement une ville d’innovations comme en témoigne son dynamisme actuel. La ville fut la « cotton valley » du 18ème siècle (75% de la production britannique de coton y était localisée). On la surnommait « Cottonopolis ». Une fois les effets de cette première révolution industrielle dissipés, les entrepreneurs de Manchester durent se réinventer pour bénéficier du cycle économique qui arrivait, celui des moyens de transport et de l’électricité. En 1884, une petite entreprise d’équipements électriques et mécaniques s’installa à Cook Street. On y vendait des dynamos, des grues ou des éclairages de rue. En 1903, le propriétaire acheta pour son usage propre une automobile française de la marque Decauville. Il en améliora lui-même les caractéristiques avec un tel succès qu’il se mit à fabriquer de petites automobiles. Henry Royce rencontra l’année suivante un vendeur de voitures nommé Charles Rolls. Dès le départ, les Rolls-Royce furent pensées comme des automobiles dont le prix pouvait être au plus haut s’il justifiait l’excellence. L’entreprise quitta Manchester en 1908 mais entre 1911 et 1927, la Ford-T destinée au marché anglais fut produite à Trafford, dans ce qu’on appelle aujourd’hui le Grand Manchester. L’esprit local reste marqué par l’histoire de l’automobile comme il l’est de celle des moyens de transport urbains : Manchester fut certainement la première ville à mettre en place un service régulier de bus dès 1824, du centre-ville vers les proches banlieues.
Manchester, ville scientifique.

C’est à l’université de Manchester que, dans les années 1940, un saut technologique a conduit à la création de l’ordinateur moderne. Ce saut est dû à Alan Turing, un génie qui mourra de la bêtise humaine. Avant la deuxième guerre mondiale, Turing avait craqué le code des communications allemandes qu’Hitler pensait inviolables. Après la guerre, inconnu car ses interventions étaient placées sous le sceau du secret-défense, Turing se consacra à l’informatique. Les Américains investissaient beaucoup de ressources financières et intellectuelles dans ce domaine mais leurs ordinateurs ne pouvaient contenir à la fois des données et des programmes. Autant de machines étaient nécessaires que de fonctions. L’avancée permise par Turing a consisté à permettre à un même ordinateur de contenir données et programmes et ainsi de le reprogrammer facilement. Alan Turing était homosexuel et fut condamné comme tel. Pour éviter la prison, il dut se soumettre à une castration chimique qui le rendit difforme. Il se suicida à l’âge de 41 ans, en 1954, dans sa maison de la banlieue de Manchester, en croquant dans une pomme qu’il avait enduite de cyanure.
Manchester, ville culturelle.

Dans la bibliothèque gothique de Chethams, on peut entrer dans l’alcôve dans laquelle Marx et Engels aimaient travailler. Il est possible de s’assoir à leur table de travail en bois. Le père de Engels détenait des parts dans une manufacture de Manchester, la maison Ermen & Engels. C’est autour de cette table que s’échangeaient les idées qui ont fait naître le Manifeste du parti communiste et, si l’on aime l’histoire sociale et politique, on est ému de s’assoir à cet endroit où sont nées des idées qui, pour le meilleur et le pire, ont changé le monde. A Manchester, on peut aussi aller voir la maison parfaitement britannique du 384 Kings Road, mitoyenne, briques différentes au rez-de-chaussée et à l’étage, fenêtres blanches, petite haie taillée, dans laquelle Morrissey vivait avec sa mère divorcée et sa sœur. C’est là qu’au début des années 1980 Johnny Marr est venu rencontrer Morrissey pour lui proposer une collaboration musicale. La suite revient à l’histoire de la pop. Morrissey, le chanteur le plus adulé de Manchester, a célébré son anniversaire des 58 ans le jour de l’attentat…

Le terrorisme peut se lire comme la matérialisation violente du combat de la société fermée contre la société ouverte. Manchester incarne depuis des siècles la capacité d’une ville libre à se réinventer. Elle rappelle qu’il n’y a pas de décadence de l’Occident mais un changement permanent qui n’est pas un long fleuve tranquille. L’attentat du 22 mai 2017 restera comme un événement tragique de plus dans cette ville où les drames n’ont jamais interrompu la marche cahoteuse vers le progrès.

Publié le 23 mai dans FIGARO/VOX